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Une fameuse soupeaurama

Par Claude Duchet

Extrait du Père Goriot Un topos romanesque : la scène du repas Pause narrative ou préparation fictionnelle ? Physiologie d'une micro-société

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Extrait du Père Goriot :

Les pensionnaires, internes et externes, arrivèrent les uns après les autres, en se souhaitant mutuellement le bonjour, et se disant de ces riens qui constituent, chez certaines classes parisiennes, un esprit drôlatique dans lequel la bêtise entre comme élément principal, et dont le mérite consiste particulièrement dans le geste ou la prononciation. Cette espèce d'argot varie continuellement. La plaisanterie qui en est le principe n'a jamais un mois d'existence. Un événement politique, un procès en cour d'assises, une chanson des rues, les farces d'un acteur, tout sert à entretenir ce jeu d'esprit qui consiste surtout à prendre les idées et les mots comme des volants, et à se les renvoyer sur des raquettes. La récente invention du Diorama, qui portait l'illusion de l'optique à un plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en rama, espèce de charge qu'un jeune peintre, habitué de la pension Vauquer, y avait inoculée. 
-- Eh bien ! monsieurre Poiret, dit l'employé au Muséum, comment va cette petite santérama ? Puis, sans attendre sa réponse : Mesdames, vous avez du chagrin, dit-il à madame Couture et à Victorine. 
-- Allons-nous dinaire ? s'écria Horace Bianchon, un étudiant en médecine, ami de Rastignac, ma petite estomac est descendue usque ad talones. 
-- Il fait un fameux froitorama ! dit Vautrin. Dérangez-vous donc, père Goriot ! Que diable ! votre pied prend toute la gueule du poêle. 
-- Illustre monsieur Vautrin, dit Bianchon, pourquoi dites-vous froitorama ? il y a une faute, c'est froidorama. 
-- Non, dit l'employé du Muséum, c'est froitorama, par la règle : j'ai froit aux pieds. 
-- Ah ! ah ! 
-- Voici son excellence le marquis de Rastignac, docteur en droit-travers, s'écria Bianchon en saisissant Eugène par le cou et le serrant de manière à l'étouffer. Ohé, les autres, ohé ! 
Mademoiselle Michonneau entra doucement, salua les convives sans rien dire, et s'alla placer près des trois femmes. 
-- Elle me fait toujours grelotter, cette vieille chauve-souris, dit à voix basse Bianchon à Vautrin en montrant mademoiselle Michonneau. Moi qui étudie le système de Gall, je lui trouve les bosses de Judas. 
-- Monsieur l'a connu ? dit Vautrin. 
-- Qui ne l'a pas rencontré ! répondit Bianchon. Ma parole d'honneur, cette vieille fille blanche me fait l'effet de ces longs vers qui finissent par ronger une poutre. 
-- Voilà ce que c'est, jeune homme, dit le quadragénaire en peignant ses favoris. 

                        Et rose, elle a vécu ce que vivent les roses,
                                   L'espace d'un matin.

-- Ah ! ah ! voici une fameuse soupeaurama, dit Poiret en voyant Christophe qui entrait en tenant respectueusement le potage. 
-- Pardonnez-moi, monsieur, dit madame Vauquer, c'est une soupe aux choux. 
Tous les jeunes gens éclatèrent de rire. 

 

I. Un topos romanesque : la scène de repas

Soit, fin novembre 1819, un lieu parisien, la « pension bourgeoise des deux sexes et autres », selon la curieuse inscription de la porte d'entrée, (inspirée peut-être d'une plaisanterie de table ?) tenue par Madame Vauquer. L'expression désigne à l'époque un établissement où l'on fait de la « cuisine bourgeoise », c'est-à-dire simple mais (réputée) de bonne qualité : de la « soupe aux choux » par exemple ! Soit une scène de repas qui rassemble ses habitants. Dans la pension, la table d'hôte est une institution : on y sert à la même table, pour les pensionnaires, un repas à prix et à heure fixes. Tels sont le cadre et le moment d'une longue scène dont n'examinerons de plus près que le premier tiers.

Elle intervient dans le roman après la présentation de la maison Vauquer, sa localisation, sa « physionomie », et l'évocation de ses occupants, résidents, familiers du quartier, ou domestiques, amenés là par le hasard des destinées chacun à son passé, ses secrets et son avenir. Soit une dizaine de personnes qui vont fournir au roman les deux tiers de son effectif, une population marginale, réfugiée, exclue ou en attente. L'endroit est romanesque à souhait – « nul quartier de Paris n'est plus horrible, ni disons-le plus inconnu » selon le narrateur. Déjà, le jeune Rastignac y a deviné des mystères et reconnu des « aventures ». Car la pension Vauquer est stratégiquement située à la frontière de plusieurs mondes : près du Quartier latin, du noble Faubourg Saint-Germain, du Muséum d'Histoire naturelle, des hôpitaux de la rive gauche. Poreuse, à la fois autarcique et ouverte sur l'extérieur, elle est un lieu de passage où le va et le vient incessant des autres ne cesse d'apporter les échos du dehors.

Cette scène nous découvre une communauté, plus ou moins précaire mais bien ancrée dans ses rites et ses habitudes. Le romancier du XIXe siècle use souvent de ces regroupements de personnages pour les besoins de la fiction : soit qu'y surgisse l'incident révélateur ou l'événement qui vient lancer ou relancer un récit, nourrir une histoire, hâter un dénouement, soit qu'ils fournissent simplement des « scènes de genre » (comme on dit « un tableau de genre »), dont les rôles sont plus ou moins distribués d'avance et où il s'agit surtout de reconnaître autant que de découvrir. Aux côtés de l'auberge, la salle de bal ou de jeu, la loge de théâtre, le salon mondain, l'église, la diligence, la pension bourgeoise a le mérite de pouvoir associer l'intime et le public, un décor et un moment de convivialité, le déjeuner.

On s'attend donc à ce que l'action s'engage, à ce que cette réunion donne les linéaments de l'intrigue ou pose les énigmes à résoudre. Au lieu de cela, ce « soupeaurama » n'a pas apparemment de fonction narrative explicite. Relève-t-il  plutôt de « l'étude de moeurs », tenant à la matière même du roman, traitée pour elle-même, pour le « pittoresque » du cadre, des personnages, et le plaisir des (jeux de) mots. Est-ce un intermède inutile ? La question mérite examen.

 

II. Pause narrative ou préparation fictionnelle ?

Le début du texte (« un esprit drolatique dans lequel la bêtise entre comme élément principal ») annonce un changement de ton et de registre, une sorte de récréation (« tous les jeunes gens éclatèrent de rire »). Pour le temps d'un repas, le drame pressenti laisse place à la gaieté –conventionnelle certes mais effective dans l'instant de propos de table, le plaisir d'un comportement festif, d'un usage de langage qui mêle  jeux de mots et jeux d'esprit (santerama, froidorama, froitorama, « ma petite estomac est descendue usque ad talones », « docteur en droit-travers »). Alors qu'en 1835 (date de la première édition du Père Goriot, rappelons-le), Balzac s'est imposé comme un romancier, documenté, pédagogue, dramatique, il redevient ici facétieux ou boulevardier, à l'instar du journaliste mondain qu'il fut en 1830, pour un régal de calembours phonétiques. Il s'amuse à amuser son lecteur, sans scrupules et avec la virtuosité du conteur sûr de ses effets. Il prend seulement la précaution de faire précéder ce déchaînement verbal d'un topos pédagogique sur « cette espèce d'argot » et de le justifier par un effet d'actualité : Diorama, salle mobile tournant autour d'un paysage peint sur toile. Mais, désinvolte, il se trompe de trois ans puisque cette invention ne date que de 1822 !

Les choses sérieuses, la cruauté ambiante et les desseins de chacun sont pourtant là, en-dessous, dans ce qui n'est pas dit et peut se deviner ou ce qui se comprendra après coup : dans ce que suggère l'arrivée « douce » de Judas (« qui ne l'a pas rencontré ! ») sous les traits de Mademoiselle Michonneau, « chauve-souris » ou « long ver » de bois, l'annonce plaisante des ambitions du « marquis » Rastignac, le « chagrin » de Madame Couture et de Victorine, la méchanceté gratuite contre Goriot et même dans «l'illustre monsieur Vautrin », dont le lecteur ne saisira l'ironie que lors de l'arrestation du bagnard caché sous ce faux nom. Mais dans l'instant le « rama » fait merveille, il emporte tout dans sa sarabande, tout en inscrivant du vrai par la référence au lancement d'un spectacle populaire ou dans la bouche du futur médecin, l'allusion aux bosses de Gall (lancez une recherche sur ce nom si vous souhaitez en savoir plus sur celui dont les systèmes ont fasciné Balzac).

 

III. Physiologie d'une micro-société

Mais ce n'est pas seulement une insertion dans la trame narrative qui corrige l'apparente gratuité de ce morceau de bravoure ou qui donne sens à ce vif échange de paroles, ni même le fait que la personnalité de chacun –acteur et témoin- y est efficacement maintenue malgré le mélange des voix. La scène vaut pour elle-même en tant qu'esquisse « physiologique » selon le nom de ce genre qui fera fortune en librairie au début des années 1840, présentation du fonctionnement d'un groupe (celui des pensionnaires en l'occurrence) observé comme tel, dans son comportement, et des rapports interpersonnels qui s'y manifestent.

Un groupe, c'est à dire une unité sociale plus ou moins stable, plus ou moins durable, avec des caractères singuliers ou typiques, sa gestuelle et son idiome, ses modalités d'inclusion et d'exclusion. Le texte donne corps au groupe et le fait exister comme entité sociale, comme modèle clos de communication. Le « rien », la « bêtise », y prennent valeur : échanger des riens c'est dire quelque chose et dire des « bêtises », c'est faire preuve d'esprit, puisque c'est affirmer une façon d'être ensemble et s'assurer, avec économie, de l'existence d'un sociabilité minimale et ponctuelle. Les propos échangés relèvent de ce que les linguistes ont nommé « fonction phatique » du langage, où seul compte le fait de communiquer et non ce qui est dit, l'acte de parole et non son contenu.

Mais l'analyse du romancier sociologue est plus subtile encore. Cette scène de la vie parisienne ne se conçoit pas sans le murmure de la ville autour, et les personnages qui s'y meuvent sont des citadins, appartenant à « certaines classes ». Le mot, à l'époque, désigne des catégories de personnes définies par des critères socioprofessionnels, de conditions de lieux et de milieux : les étudiants, les employés, un collège, un quartier. Il est donné au début du passage qu'il programme, annonçant une application de la théorie : il y a argot de pension comme un argot professionnel, ou de même, à un autre niveau, un parler du grand monde –ou du côté de Vautrin, un argot du bagne. Cet argot est plus complexe qu'il n'y paraît car il fonctionne tantôt sur la redite (une plaisanterie répétée à satiété), tantôt dans le demi-mot et l'allusion qui soudent la communauté. Ainsi détourner un proverbe comme le fait Bianchon (avoir l'estomac dans les talons traduit en latin burlesque usque ad talones), c'est se situer dans la culture populaire (le proverbe, sagesse élémentaire) mais aussi s'inscrire dans une tradition estudiantine et empreinte d'irrespect (déjà utilisé littéralement par Rabelais, grand maître de Balzac et inspirateur de ses Contes drolatiques). Son latin de salle à manger (comme on dirait du latin de cuisine) situe socialement, avec précision, Bianchon et ses auditeurs. Cette langue étrange (ère) fabrique le groupe. Madame Vauquer qui ne comprend pas le rama n'en fait pas moins partie, mais comme faire-valoir. Ainsi le langage est un mode de socialisation et en témoigne. De même la citation de Vautrin est une autre manière de jouer avec la culture de base comme la plaisanterie (très élaborée !) qui équivoque sur les travers du droit à propos de Rastignac.

Voilà sans doute pourquoi ce passage, en accordant beaucoup au côté « rieur » de Balzac, tient ainsi aux structures profondes de La Comédie humaine qui s'efforce de penser la société dans tous ces cercles, du plus petit au plus grand : pensions, salons, quartiers, métiers, classes, etc. Un fameux sociorama !