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SUR CATHERINE DE MEDICIS

par Claudie BERNARD

 

I. L'HISTOIRE

L'incertitude propre au roman historique chez Balzac se trahit dans le caractère « bricolé » de Sur Catherine de Médicis. Ce gros roman est formé de quatre parties de longueurs fort inégales et de tons bien différents. L'Introduction s'ouvre sur une véhémente protestation du romancier contre « la défaveur historique et populaire de Catherine ». Balzac s'élève contre des historiens tendancieux ou bornés, qui ont accusé la Reine-mère d'ambition personnelle et de cruauté, sans mesurer ses efforts pour défendre l'unité d'un pays déchiré par les guerres de religion, et la durée d'une dynastie menacée par toutes les convoitises. Est ensuite relatée la jeunesse de Catherine, dans une famille de puissants parvenus florentins liés à la papauté, son mariage avec le futur Henri II, ses déboires d'épouse et ses difficultés à la Cour de François Ier.

La deuxième partie, la plus longue et la plus mouvementée, Le Martyr calviniste, nous entraîne en 1560. Le martyr calviniste, c'est Christophe Lecamus, dont les sympathies protestantes ne sont pas mal vues par son catholique de père, l'opportuniste pelletier parisien de la Reine. Christophe est chargé par un émissaire du prince de Condé, Chaudieu, d'aller remettre secrètement à Catherine, au château de Blois, un traité qui permettrait à la mère des Valois de jouer les hérétiques contre les papistes, et les Bourbon contre les Guise. Malheureusement, Catherine est surprise, le traité en main, par sa belle-fille Marie Stuart, qui sert ses oncles de Guise auprès de son époux, le roi François II. Pour se protéger, Catherine doit dénoncer Christophe, qui subit bravement la torture. Cependant, le père Lecamus part à la recherche de son fils, à Amboise d'abord, où sont exécutés un grand nombre de nobles réformés, puis à Orléans, où Catherine laisse délibérément mourir François II. Charles IX, son second fils, est alors déclaré roi, et elle-même régente. Cependant qu'à Genève s'agitent Calvin et Théodore de Bèze, Christophe Lecamus devra revoir ses allégeances religieuses et politiques...

Dans La Confidence des Ruggieri, situé en 1573, au lendemain de la Saint-Barthélemy et à la veille du complot de La Mole et Coconnas, nous découvrons une Catherine mûrie par l'intrigue, et résumée par la double passion de « la domination et de l'astrologie ». Elle est maintenant aux prises avec Charles IX, qu'elle harcèle mortellement, et qui ne trouve de répit que dans son idylle avec Marie Touchet. « Vauriennant » de nuit sur les toits de Paris avec quelques nobles compagnons, le catholique Charles parlemente avec Henri de Navarre et ses affiliés. Puis, ayant fait arrêter les astrologues de sa mère, Cosme et Laurent Ruggieri, il écoute, fasciné, leur emphatique exposé sur les pouvoirs des sciences occultes. Génies ou charlatans ? Les brillants propos des deux Italiens n'ont-ils pas d'abord pour but de détourner les soupçons du monarque sur Catherine, dont ils défendent la sanglante politique, et qui favorise en sous-main son troisième fils, le futur Henri III ?

C'est sous forme d'apparition onirique que Catherine est introduite dans le dernier et très court fragment de son roman, Les Deux Rêves. En 1786, dans l'ivresse d'un « petit souper » offert par un riche financier, deux convives en lesquels nous reconnaissons bientôt Marat et Robespierre relatent leurs songes, évidemment prémonitoires. Celui de Robespierre met en scène la Reine du XVIe siècle, qui justifie ses tendances autocratiques, montre la nécessité de la Saint-Barthélemy, et fait d'étranges annonces à Robespierre...

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Ces quatre morceaux furent réunis, dans l'ordre inverse de leurs dates de composition, dans l'ouvrage en trois tomes Catherine de Médicis expliquée, qui, prévu dès 1842, parut chez Souverain en 1844. Cet ouvrage reçut son titre actuel en 1846, aux tomes XV et XVI de La Comédie humaine dans l'édition Furne. Le Furne corrigé n'offre que des variantes minimes. La complexe genèse du roman a été magistralement reconstituée par Nicole Cazauran, qui lui a consacré plusieurs études.

Le morceau le plus ancien est Les Deux Rêves, qui clôt désormais le texte. Le manuscrit, onze feuilles conservées dans Lov. A 59, ne comporte pas la totalité du récit. Les Deux Rêves furent d'abord publiés, sous une forme pratiquement définitive, dans La Mode en mai 1830 ; une Note du rédacteur les présentait comme faisant partie de futures Scènes de la vie politique. Ils furent republiés en décembre dans la Revue des Deux Mondes, sous le titre « Le Petit souper, conte fantastique », et avec une épigraphe : « Les choses humaines n'ont-elles pas le même principe ? » (Montaigne). Dans Le Voleur, en mars 1831, le sous-titre devient « conte philosophique ». C'est de nouveau sous l'appellatif « Les Deux Rêves » que le conte est inclus au tome III des Romans et Contes philosophiques chez Gosselin en 1831. L'épigraphe disparaît ensuite. Quelques changements destinés à mieux rattacher l'anecdote au reste du roman et à en préciser les enjeux idéologiques émaillent Les Deux Rêves au tome XII des Etudes philosophiques, chez Werdet, en 1837. Le texte viendra figurer dans le troisième et dernier volume de Catherine de Médicis expliquée, et, deux ans plus tard, au tome XVI de La Comédie humaine.

A l'origine de La Confidence des Ruggieri, un projet de drame, Marie Touchet, dont le canevas, mis au net par Ferdinand de Grammont à la fin de 1835, a été publié dans les Oeuvres complètes illustrées de Balzac aux Bibliophiles de l'originale, tome XXI. A partir de septembre 1836, Balzac travaille, très vite, sur un récit, Le Secret des Ruggieri, qui voit le jour dans la Chronique de Paris en décembre 1836 et janvier 1837, et qui formera, quelques mois plus tard et sous le titre Le Secret de Ruggieri, le tome XIII des Etudes philosophiques. Manuscrit et placards corrigés de la revue et du volume font partie de la collection Lovenjoul, cote A 120. Le texte y est divisé en deux chapitres ; sur le manuscrit, le premier s'intitule « Une nuit de Charles IX », le second « Le Secret des Ruggieri » ; sur les placards, le second s'appelle « Marie Touchet ». Nicole Cazauran estime que la rédaction du chapitre II, centrée sur l'entrevue de Charles IX et des astrologues – qu'il a ici convoqués et non, comme dans la version définitive, arrêtés –, est en fait antérieure à celle du chapitre I, où sont abordés des problèmes politiques et idéologiques ; antériorité prouvée par les corrections faites par Balzac sur placards. Il subsiste en outre, pour chaque chapitre, des jeux d'épreuves corrigées. Celles du second appartiennent à la Bibliothèque de Chicago ; le chapitre s'y subdivise en deux, la première partie demeurant « Marie Touchet », l'autre devenant « Fin contre fin » – le subtil Ruggieri contre le méfiant Charles IX. En fait, cette coupure en trois chapitres n'a été maintenue que dans La Chronique de Paris. Le texte des Etudes philosophiques a deux chapitres, comme le manuscrit. La version parue en 1844, avec un certain nombre de remaniements, au tome III de Sur Catherine de Médicis expliquée en compte cinq : « La cour sous Charles IX », « Ruses contre ruses », « Marie Touchet », « Le récit du Roi », « Les alchimistes ». Enfin, celle de Sur Catherine de Médicis, au tome XVI de l'édition Furne, est d'un seul tenant.

Balzac se mit au Martyr calviniste à la fin de 1836, hésitant entre les titres : « Un martyr », « Le pelletier de la Reine », « Le pelletier des deux reines », « Le fils du pelletier ». Manuscrits et épreuves ne nous sont pas parvenus. C'est seulement en mars-avril 1841 que « Les Lecamus » parurent, en dix chapitres, dans Le Siècle. « Le Martyr calviniste » de Catherine de Médicis expliquée comporte, lui, dix-sept chapitres ; les amplifications touchent surtout la description de la cour de Blois et les rapports qu'entretiennent la Reine-mère, les Guise catholiques, les militants protestants et Calvin, à Genève. Balzac renoncera à certains de ces ajouts dans l'édition Furne de Sur Catherine de Médicis.

Enfin, une Préface fut rédigée en 1841 pour coiffer l'édition originale, l'édition Souverain de Catherine de Médicis expliquée. De cette Préface, nous n'avons ni manuscrit, ni épreuves. Pour souligner son lien à l'ensemble, Balzac la baptisa « Introduction » dans le Sur Catherine de Médicis de l'édition Furne, où il abrégea certains passages. Il n'y a que six variantes dans le Furne corrigé. 

 

III. PERSONNAGES

Catherine de MÉDICIS, l'héroïne éponyme, est saisie à quatre moments séparés de son existence. Car Balzac ne prétend pas faire une biographie complète, ni même l'analyse d'un règne. Son Italienne autocratique et machiavélique, devenue « homme d'Etat » au détriment de toute définition conventionnelle de la femme, Balzac entend la défendre et contre l'anathème des libéraux, qui vers 1830 présentaient la Reine-mère comme un despote arbitraire et sanguinaire, et contre le dénigrement de légitimistes comme Chateaubriand, qui refusait à une Médicis toute capacité politique.

Parmi les figures historiques apparaissent (dans l'ordre alphabétique) : du côté catholique, Charles IX, second fils de Catherine, roi de France de 1560 à 1574 ; Diane de Poitiers, maîtresse d'Henri II et rivale de Catherine ; François 1er, beau-père de Catherine ; François II, fils aîné de Catherine, roi de 1559 à 1560 ; les Gondi, Albert, seigneur de Retz, et Charles, surveillants de Charles IX dévoués à Catherine ; les Guise, le duc François et son frère Charles le cardinal ; Henri II, fils de François Ier, mari de Catherine, roi de 1547 à 1559 ; Henri III, troisième fils de Catherine, roi de 1574 à 1589 ; le chancelier Michel de L'Hospital, partisan du compromis ; Marie Stuart, nièce des Guise et épouse de François II ; Marie Touchet, la sentimentale maîtresse de Charles, qui lui a donné un fils ; Les Médicis, puissante famille florentine, avec ses légitimes et ses bâtards, et en particulier le pape Clément VII ; Ambroise Paré, chirurgien de la cour, secrètement protestant ; Cosme Ruggieri, astrologue de Catherine ; le comte de Solern, Allemand, fidèle compagnon de Charles IX ; Tavannes, autre compagnon de Charles IX. Du côté des Réformés, mentionnons : Théodore de Bèze, le second de Calvin, de caractère mondain ; Antoine de Bourbon, père du futur Henri IV ; Calvin, l'austère et inquiétant « pape de Genève » ; son plénipotentiaire Chaudieu (en réalité Chandieu), qui envoie le jeune Lecamus en mission ; l'amiral de Coligny ; le prince Louis de Condé ; Henri de Navarre, marié à l'une des filles de Catherine, Marguerite, et futur Henri IV ; le connétable Anne de Montmorency. Dans Les Deux Rêves nous retiennent surtout le malpropre médecin Marat et le raide avocat provincial Robespierre.

Le protagoniste fictionnel du Martyr calviniste est Christophe Lecamus, d'une famille de bourgeois catholiques que Balzac a confondue avec la famille parlementaire du XVIIe  siècle. Auprès de lui, son voisin Lallier, orfèvre, dont la fille Babette lui est promise ; son père, le prudent et ambitieux pelletier. La « confidence des Ruggieri » est énoncée par l'impérieux Laurent, frère imaginaire de Cosme. Aucun de ces personnages de roman historique n'est récurrent dans la Comédie humaine. Mais Catherine existe dans l'imaginaire de La Comédie humaine, explicitement ou non. Elle habite la pensée de certains personnages : Maxime de Trailles (Béatrix), de d'Arthez, pour qui elle est « une grande et magnifique figure » (Illusions perdues) ; elle donne son titre au roman historique de Lucien de Rubempré ; et son nom revient, de manière anecdotique, ici ou là, que ce soit pour sa devise « Haïssez et attendez » (Le Contrat de mariage), pour l'anagramme de son nom (Les Employés), le douzain de médailles d'or qu'elle reçut du pape pour son mariage (Eugènie Grandet), ou d'un mot prêté au duc d'Albe (Les Secrets de la princesse de Cadignan).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Bien que plusieurs de ses romans de jeunesse et plusieurs textes de la maturité traitent d'époques révolues, Balzac n'a jamais produit les Etudes ou Scènes historiques parfois annoncées pour compléter La Comédie humaine. Cela tient sans doute à deux raisons : d'une part, à la spectaculaire différence du passé, au plan des phénomènes, par rapport au présent ; d'autre part, à sa remarquable analogie, au plan des structures et des fonctionnements profonds, avec ce présent. La différence imposerait un énorme travail de documentation et de critique au romancier convaincu, avec les chercheurs d'alors, que la spécificité du passé est dans ses moeurs ; cette « Histoire des moeurs », Balzac l'a surtout pratiquée pour le XIXe siècle. Quant à l'analogie, qui sous la diversité des êtres et des événements révèle des tendances et des tensions inchangées, elle permet d'intégrer sans trop de mal les quelques scènes de la Comédie humaine du passé dans la Comédie humaine contemporaine. Ainsi appréhendée dans une perspective synthétique, l'Histoire implique une philosophie de l'Histoire ; ce qui explique (plus encore que le rôle qu'y jouent les sciences occultes) la place de Sur Catherine de Médicis dans les Etudes philosophiques. Balzac cherche surtout à repérer les forces vives qui déterminent l'Histoire, d'autrefois comme d'aujourd'hui, et à formuler la loi inhérente à ces forces – loi hégémonique qui fait que tout pouvoir, royal ou républicain, séculier ou religieux, doit écraser les forces antagonistes, exercer la terreur : cela est vrai de Catherine comme de Calvin, comme ce le sera de Robespierre. Autour de la Reine se pressent de multiples personnages, dont les passions, qu'elles soient passion du pouvoir, du devoir, du savoir, ou passion amoureuse, n'échappent jamais à l'aspiration hégémonique et à la violence qu'elle suscite.

Balzac auteur n'ignore pas plus que Catherine la tentation autocratique. Romancier historique, il peut se prévaloir d'une double autorité, celle du maître d'oeuvre et celle de l'expert, et verse facilement dans l'autoritarisme. Néanmoins, son discours historiographique, pris dans une polémique avec d'autres discours concurrents, reste par là même discutable. Et son discours romanesque est parfois bien peu sûr : quel crédit accorder à la « confidence des Ruggieri », qui est un piège pour son auditeur Charles IX, ou aux propos tenus par Catherine à Robespierre en rêve, et rapportés dans l'ivresse d'un petit souper ? La thématisation ne va pas sans une problématisation de l'Histoire, du roman, et du roman historique.