Accueil

LE CHEF-D'OEUVRE INCONNU

par Elisheva ROSEN

 

I. L'HISTOIRE

Un peintre novice, riche seulement de son talent et de l'amour de la belle Gillette, entreprend, étape obligée de tout parcours initiatique, la visite au grand maître en son atelier. La rencontre entre Nicolas Poussin, car c'est de lui qu'il s'agit, et de Maître Porbus lui réservera bien des surprises. Maître Frenhofer, personnage étrange, est lui aussi de la partie et accapare l'attention des protagonistes et du lecteur. Il fascine par la judicité de ses commentaires savants et par l'art d'allier le geste à la parole. En quelques coups de pinceau, il métamorphose le tableau, fort bon au demeurant, de Porbus. « Marie l'Egyptienne », après son intervention, semble renaître à la vie. Conviés chez Maître Frenhofer, Poussin et Porbus apprennent qu'il travaille depuis dix ans à une oeuvre magistrale, le portrait de Catherine Lescault, en regard duquel toutes les toiles qu'ils ont pu admirer à loisir chez leur hôte ne sont que de vulgaires ébauches. Mais Frenhofer n'autorise personne à pénétrer dans son atelier. Le chef-d'oeuvre n'est pas achevé, Frenhofer doit encore le confronter à une femme réelle, un modèle à la beauté parfaite. Poussin conçoit d'emblée le plan qui l'introduira dans le « saint des saints » de la peinture : sa Gillette n'est-elle pas la femme que Frenhofer recherche désespérément ? Par l'entremise de Porbus, trois mois plus tard, le pacte est conclu avec un Frenhofer rongé par le doute, qui n'est plus que l'ombre de lui-même. Gillette posera pour lui, il dévoilera son chef-d'oeuvre. L'échange tourne au désastre : désastre de l'amour pour Gillette bafouée et délaissée, désastre des artistes qui ne découvrent sur la toile qu'« un mur de peinture » où subsiste seul un pied merveilleux, désastre du créateur qui, le soir de cette révélation, se suicide en détruisant son oeuvre.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Il n'y a pas de manuscrit de ce texte publié pour la première fois dans deux livraisons de L'Artiste, le 31 juillet (Maître Frenhofer) et le 7 août 1831 (Catherine Lescault), et sous-titré « conte fantastique ».

La même année, le texte est publié au tome III des Romans et Contes Philosophiques, 2e édition, 3 vol. in-8 chez Charles Gosselin. La mention « conte fantastique » est supprimée et la première partie du récit s'intitule désormais « Gillette ». Le commentaire de Frenhofer sur le tableau de Porbus est développé, et il y a une addition à la fin du récit : il ne s'achève plus sur le destin de Gillette, mais sur celui de Frenhofer. La même version est reprise, chez le même éditeur, en 1832 dans les Contes Philosophiques, 2 vol. in-8.

Une nouvelle édition, avec d'importants remaniements visant essentiellement à « étoffer la part de la réflexion esthétique dans ce récit », paraît en 1837, dans la troisième livraison (t. XVII) des Etudes Philosophiques en cinq volumes in-12, chez Delloye et Lecou.

C'est quasiment le même texte que l'on retrouve dans La Comédie Humaine, t. XIV, t. I des Etudes Philosophiques, en août 1846, avec toutefois l'apparition de la dédicace « A un Lord ».

Avec quelques menus changements et notamment la suppression du surnom de « la Belle Noiseuse » pour désigner Catherine Lescault, le texte est publié, sous le titre de Gillette, dans Le Provincial à Paris, 2 vol. in-8, chez Gabriel Roux et Cassanet, 1847, t. II. La tradition éditoriale hésite à considérer cette version comme un état définitif du texte, et n'a pas retenu le changement du titre.

 

III. PERSONNAGES

Personnages réels (dans des situations fictives) et personnages fictifs se mêlent dans ce récit. De nombreux peintres y sont évoqués épisodiquement, tels Rembrandt, Raphaël, Hans Holbein, Dürer, Titien, Véronèse ou Giorgion (Giorgione), références balzaciennes récurrentes en matière d'art.

– Maître FRENHOFER : présenté d'abord comme « le vieillard », personnage fictif, héros de la nouvelle. 

– GILLETTE : maîtresse de Poussin.

– Catherine LESCAULT : surnommée « la Belle Noiseuse », création de Frenhofer, « sujet » de son chef-d'oeuvre dont le peintre est épris.

– MABUSE : Jean Gossaert ou Gossart dit de Mabuse (ou Maubeuge). La nouvelle lui attribue un seul disciple, Frenhofer, et une maîtrise inégalée de l'art. C'est un peintre flamand réel (1478-1536).

– Marie égyptienne : sujet du tableau (fictif) de Porbus, retouché par Frenhofer et recopié par Poussin.

– Marie de MEDICIS : le tableau de Porbus lui est destiné.

– François PORBUS : Franz Porbus dit Porbus le Jeune (1570-1622), auteur de célèbres portraits de Henri IV.

– Nicolas POUSSIN : l'illustre peintre n'est ici encore qu'un débutant chez qui le désir de s'initier aux arcanes de la peinture l'emporte sur son amour pour Gillette.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Le Chef-d'oeuvre Inconnu est l'une des nouvelles les plus célèbres et les plus commentées de Balzac. Les avatars de son paratexte indiquent bien les différentes orientations de la nouvelle. Conte fantastique à la manière de Hoffman à l'origine, le récit tend, au fil de ses remaniements, à se détacher de la mode qui le portait au départ. Avec la mise en relief de sa dimension « philosophique », il s'impose comme l'un des textes majeurs de Balzac sur l'art, l'artiste et plus généralement la création. La scénographie balzacienne doit son efficacité à sa manière particulière de tresser érotique et esthétique : le drame de Frenhofer, comme le désarroi des artistes qui ont divinisé le Maître, est d'autant plus poignant qu'il se joue sur une double scène quasiment sacrificielle, celle de l'art et celle du désir et de l'amour. La réception du texte est conforme à cette double orientation du récit. Si les lecteurs contemporains se montrent plutôt sensibles au destin de Gillette, les lectures ultérieures y reconnaissent volontiers, selon l'heureuse expression de P. Laubriet, un véritable « catéchisme esthétique ». Ce texte, si cher à Cézanne, illustré par Picasso, a inspiré depuis les années soixante bien des essais d'esthétique : Michel Leiris, Hubert Damisch, Michel Serres, Georges Didi-Huberman, pour ne citer qu'eux, ont alimenté leur réflexion à sa source, amplifiant ainsi les résonances mythiques de ce récit aux charmes duquel le cinéma (Jacques Rivette) se devait de céder à son tour.