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LE CURE DE VILLAGE

par Alain VAILLANT

 

I. L'HISTOIRE

Malgré le titre, qui renvoie à la figure apostolique de l'abbé Bonnet, c'est Véronique Graslin qui donne au roman son unité dramatique. Sa destinée tragique et édifiante réunit tous les fils de l'intrigue. Fille de Sauviat, ferrailleur auvergnat qui, par son labeur acharné et son instinct des affaires, avait fini par se constituer à Limoges, sou après sou, un riche patrimoine, elle avait été élevée à l'écart du monde, dans une atmosphère de piété, de simplicité et de pureté qu'avait seulement troublée, au moment de l'adolescence, la lecture fatale de Paul et Virginie. Mariée par ses parents au banquier Graslin, chez qui l'âpreté au gain avait oblitéré toute autre forme de sentiment, elle parvint d'abord à reporter ses élancements de coeur sur la religion et les activités charitables. Mais ces dernières lui donnèrent l'occasion de rencontrer et d'aimer, à l'insu de tous, l'ouvrier Jean-François Tascheron qui, aiguillonné par le désir amoureux de s'élever socialement, est amené à voler et, par un malheureux concours de circonstances, à tuer. Il meurt sur l'échafaud en taisant le nom de la femme du monde qu'on soupçonne derrière ses actes, alors que cet aveu pourrait lui éviter l'exécution ; en revanche, grâce à l'intervention du curé de Montégnac, il se réconcilie in extremis avec Dieu, pour le plus grand soulagement des autorités catholiques.

Véronique Graslin, qui est d'ailleurs enceinte de son amant, se sent doublement coupable : à l'égard de la religion à cause de son adultère, à l'égard de Tascheron qu'elle a sans doute tué par son silence. Sa vie ne sera donc plus qu'une longue pénitence. Contre elle-même, elle s'inflige de terribles souffrances physiques et mortifie littéralement son corps, au point d'y succomber. Cependant, retirée à Montégnac après la mort de son mari, elle se dévoue à ce village et met sa fortune au service de l'abbé Bonnet, dont les conseils en matière d'agriculture, d'infrastructures économiques et de travaux publics assurent, avec le concours de l'ingénieur Gérard, la prospérité dans la commune et dans ses environs. Alors qu'elle décline inéluctablement, elle est considérée par tous comme une sainte et une bienfaitrice. Aussi ne fera-t-elle qu'accroître la vénération qu'elle inspire lorsque, sur son lit de mort, elle avouera publiquement ses fautes.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Le manuscrit intégral (cohérent à la première série des feuilletons) est à Lov. A 52 ; A 53 contient six jeux d'épreuves correspondantes, très travaillées. Pour la deuxième et troisième partie il n'y a ni manuscrit, ni épreuves.

– Comme souvent chez Balzac, le texte a acquis son épaisseur et, paradoxalement, sa vraie cohérence au cours de sa genèse, longue et contrariée par des circonstances internes ou externes. Le premier fragment publié du roman fut une série de feuilletons dans La Presse qui, déjà sous l'intitulé Le Curé de village, offrait en janvier 1839 l'histoire du crime, du jugement et de l'intervention de l'abbé Bonnet. Une deuxième série, en juin-juillet 1839, racontait l'histoire de Véronique jusqu'à son départ à Montégnac et constituait donc, pour l'essentiel, un retour en arrière. Enfin, l'histoire de sa mort faisait l'objet, en juillet-août, d'un troisième ensemble de feuilletons.

– Ce n'est donc que dans l'édition en deux volumes in-8 chez Souverain (mars 1841) que Balzac rétablit l'ordre chronologique des événements de la fiction et, surtout, qu'il s'attarde à l'action réformatrice du curé et aux principes qui la guident, augmentent son texte de « deux cinquièmes environ » (Pl., IX, 1540). Encore se plaint-il, dans sa préface, d'avoir dû renoncer, à cause du mauvais état économique de l'édition, à un troisième volume qui aurait donné plus d'étendue aux « graves questions de morale, de politique, de philosophie et de religion ».

– Pourtant, dans le volume Furne (Scènes de la vie de campagne) il se contentera en 1845, suivant une pratique à peu près constante dans la réédition de ses romans, de réduire le nombre des chapitres, qui passe de vingt-neuf à cinq, et de supprimer la préface. La dédicace « A Héléne » sera rayée dans le Furne corrigé, qui contient quelques retouches de détail.

 

III. PERSONNAGES

– BIANCHON : célèbre médecin de Paris (et le plus célèbre dans La Comédie humaine), venu constater l'état désespéré de Véronique.

– L'abbé BONNET : hypersensible et de faible constitution, mais animé de la plus grande et la plus clairvoyante énergie en matière de foi et de direction de conscience ; il ramènera Tascheron à la religion avant son exécution et sera le confesseur et le guide de Véronique. Convaincu du rôle social et politique de l'Eglise, il est l'artisan de la prospérité de Montégnac.

– CLOUSIER : ancien avocat, sans client par excès de moralité ; juge de paix à Montégnac.

– Catherine CURIEUX : ancienne maîtresse de Farrabesche et fille-mère, elle est partie se cacher à Paris pendant la captivité de son amant ; retrouvée par Véronique, elle peut revenir vivre aux côtés de Farrabesche et de son fils.

– DUTHEIL : grand vicaire à Limoges, puis évêque, archevêque et cardinal ; belle figure ecclésiastique, faite de piété, d'indépendance gallicane, de rigueur morale et d'intelligence ; protecteur de l'abbé Bonnet et ami de Véronique, dont il devine la faute.

– Jacques FARRABESCHE : « chauffeur » repenti qui, après des années de bagne, vit à l'écart dans la forêt de Montégnac ; repéré par Véronique qui revoit dans son destin malheureux l'image de son amant, il lui devra d'être rétabli dans ses droits civiques et de retrouver le bonheur privé auprès de la Curieux.

– L'abbé GABRIEL : secrétaire de l'évêque de Limoges, frère cadet d'Eugène de Rastignac (voir, en particulier, Le Père Goriot) ; il symbolise le retour de l'aristocratie dans le haut clergé, au moment de la Restauration ; il est sacré évêque de Limoges vers la fin du roman.

– Grégoire GERARD : brillant polytechnicien qui, dégoûté de la carrière terne que lui offre l'administration des travaux publics, est invité par son parrain Grossetête à mettre en oeuvre les projets d'aménagement conçus par l'abbé Bonnet et Véronique Graslin.

– Vicomte de GRANDVILLE : fils du comte de Grandville (voir, en particulier, Une double famille et Splendeurs et misères des courtisanes) ; amoureux de Véronique, il est chargé, en tant que substitut, de diriger l'instruction contre Tascheron et s'attire, pour cette raison, la haine de celle qu'il aime, mais qui lui pardonne sur son lit de mort.

– Pierre GRASLIN : garçon de caisse, puis banquier de Limoges ; rendu inhumain par sa cupidité et son avarice, qui ruinent sa santé et en font un très piètre mari.

– Véronique GRASLIN : fille des Sauviat, douée d'une belle âme et d'un physique harmonieux, malgré la variole qui a marquée son visage pendant son adolescence ; incarne avec noblesse, comme la comtesse de Mortsauf du Lys dans la vallée, la femme mariée partagée entre l'amour et le devoir religieux.

– ROUBAUD : médecin de Montégnac, conduit à la foi par l'exemple de sa patiente Véronique.

– Jérôme-Baptiste SAUVIAT : ferrailleur auvergnat enrichi par les biens nationaux et par son travail acharné ; âpre au gain, mais honnête et pieux.

– Mme SAUVIAT : solide auvergnate, femme de devoir et de labeur ; se dévoue à sa fille Véronique, dont elle connaît et protège le secret.

– Denise TASCHERON : frère de Jean-François dont elle est très proche ; partie s'exiler en Amérique après le procès, elle en revient à la fin du roman, provoquant chez Véronique une commotion psychologique qui accélère son agonie ; grâce à l'entremise de cette dernière, elle épousera l'ingénieur Gérard et deviendra ainsi la tutrice de son neveu Francis.

– Jean-François TASCHERON : jeune ouvrier que Véronique prend sous sa protection et dont elle fait son amant, sous couvert de protection charitable ; criminel et assassin par amour, il est condamné et exécuté.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Réduit à son déroulement dramatique, Le Curé de village pourrait sembler seulement un conte moralisateur, visant à défendre la cause de l'autorité religieuse, aussi bienveillante que dominatrice. En fait, le roman tire sa profondeur littéraire et sa consistance idéologique de l'entrelacs contrasté de deux registres et de deux discours. D'une part, il manifeste avec force la fascination balzacienne pour la trouble physiologie des passions et leur pathologie, pour l'incarnation, souvent morbide, des désirs et des volontés dans les corps. D'autre part, il ne se contente pas d'illustrer par la fiction des doctrines religieuses ou politiques ; mais il les met en scène, dans le décor magnifiquement décrit du Massif central, et ose laisser sa place, à la faveur de longues pauses narratives, au débat d'idées et au discours argumentatif.

Or, le message principal du roman est évidemment politique ; sans ambiguïtés, Balzac y prend parti pour un retour aux valeurs traditionnelles et au principe d'autorité, revivifié par la vraie religion et la direction éclairée des élites sociales et spirituelles. L'environnement, personnel et historique, permet de mieux comprendre une pareille entreprise. A la fin des années 1830, la désillusion est générale à l'égard du régime issu de la révolution de juillet, qui s'est enlisé dans une conception étroitement gestionnaire des affaires publiques et dans le jeu obscur des influences et des pouvoirs ; le parti légitimiste, lui, a entrepris de concurrencer les partis républicains et réformistes sur leur propre terrain, celui de l'organisation économique et sociale. Quant à Balzac, sans doute en partie poussé par la très catholique Mme Hanska, il est plus que jamais désireux de concilier ses propres principes, de nature profondément utopique, et son appartenance affirmée au courant de la réaction. 

Car, au-delà du contexte ou des influences (Lamennais, la théosophie, etc.), il importe de souligner combien le projet idéologique fait corps avec l'idéal littéraire. Chez Balzac, le programme politique, quel qu'il soit, est toujours intégré à une esthétique générale ; il illumine les visages, transforme les physionomies, modèle les paysages, ordonne les lignes architecturales et urbanistiques : le théoricien se confond avec le poète et vaut pour l'émotion artistique et les sentiments qu'il suscite. C'est pourquoi, aussi, le désir de perfection sociale participe, comme dans Le Lys dans la vallée, de l'état amoureux, de cette volonté de sublimation – ici ordonnée par la morale religieuse – qui porte à étendre à la nature et à la collectivité humaine l'exigence de beauté née du bonheur d'aimer.