Accueil

EUGENIE GRANDET

par Martine REID

 

I. L'HISTOIRE

Tonnelier devenu extrêmement riche à la suite de la Révolution, Félix Grandet vit à Saumur dans une maison froide et triste. Sa femme, sa fille Eugénie et sa servante Nanon subissent au quotidien son avarice sordide, ses colères de despote. Le 15 novembre 1819, Eugénie a 23 ans. Parents et amis sont réunis quand un élégant jeune homme se présente : c'est Charles Grandet, le cousin d'Eugénie. Pendant que Félix Grandet apprend par une lettre de son frère Guillaume que ce dernier, qui vient de faire banqueroute, va se suicider et lui confie son fils unique, l'assemblée dévisage Charles et Eugénie en devient à l'instant amoureuse. Suivent deux semaines pendant lesquelles la jeune fille et son cousin se perdent en confidences. Bientôt, ils s'avouent leur amour. Eugénie offre à Charles son « trésor », ensemble de pièces d'or que son père lui a données au fil des ans. Le jeune homme part pour les Indes en jurant de faire fortune et de revenir un jour épouser sa cousine.

Le 1er janvier 1820, Grandet demande à sa fille de lui montrer son trésor. Celle-ci refuse. Furieux, l'avare la condamne à garder la chambre. Désolée, Mme Grandet ne quitte plus son lit et meurt en octobre 1822 après que son mari s'est réconcilié avec sa fille. Suivent cinq années pendant lesquelles la cupidité de l'avare augmente à proportion que sa santé décline. Quand il meurt, en 1827, il laisse une fortune considérable.

Eugénie attend toujours son cousin. En août 1827, une lettre arrive enfin : elle annonce le mariage de Charles. Désespérée, la jeune fille épouse le fils du notaire de Bonfons dont elle n'aura jamais d'enfant (elle lui a imposé un mariage blanc) et auquel elle survivra, seule et immensément riche.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

– 1833 : rédaction. Le premier chapitre, intitulé « Physionomies bourgeoises », paraît dans L'Europe littéraire du 19 septembre, sous le titre général Eugénie Grandét, Histoire de province. Un second chapitre, « Le Cousin de Paris », y est annoncé mais ne paraîtra pas. Eugénie Grandet est mis en vente le 12 décembre 1833.

– 1834 : édition originale. Bien que mis en vente en décembre 1833, l'édition originale d'Eugénie Grandet est datée de 1834 à Paris chez Mme Charles-Béchet. Elle compte six chapitres et constitue le premier volume du tome V des Etudes de moeurs au XIXe siècle. Elle comporte une courte introduction aux Scènes de la vie de province et une table générale des quatre volumes qu'elles comprendront, un préambule et un épilogue à Eugénie Grandet. 1 vol. in-8.

– 1839 : édition Charpentier. Deuxième édition revue et augmentée chez l'éditeur Charpentier. C'est la première édition séparée d'Eugénie Grandet. La division en chapitres disparaît. Balzac y joint la dédicace à Maria Du Fresnay.

En 1842 puis en 1849, Charpentier procède à un nouveau tirage du roman.

– 1843 : édition Furne. Eugénie Grandet prend place entre Ursule Mirouët et Pierrette dans le premier volume des Scènes de la vie de province, au tome V de la Comédie humaine. Le préambule et l'épilogue sont supprimés.

– Très peu d'interventions dans le Furne corrigé. On notera seulement cette addition, et son effet, à la dernière page : « L'argent devait [...] donner de la défiance pour les sentiments à une femme qui était tout sentiment. » En avril 1847, Le Constitutionnel réimprime le roman en cahiers détachables. Le texte compte plusieurs moments de correction, depuis celles du manuscrit et des premières épreuves en placards pour L'Europe littéraire jusqu'à celles faites par Balzac sur le texte publié par Furne, puis le Furne corrigé. Ces modifications successives n'ont pas été sans compliquer quelques données du roman (dont les sommes d'argent, les dates et l'âge des personnages), sans brouiller ici ou là la construction d'une phrase.

– A la mort de Mme Hanska en 1882, le manuscrit original composé de 116 feuillets est mis en vente et acheté par M. Cohen d'Anvers. Il reste dans les mains de la famille Cohen jusqu'en 1921. Gabriel Wells l'acquiert pour la Pierpont Morgan Library de New York en 1925. C'est là qu'il peut être consulté. Lui sont joints, un exemplaire corrigé du seul chapitre publié dans l'Eugénie Grandet de septembre 1833 et deux séries de placards corrigés des chapitres I et II.

 

III. PERSONNAGES

En dehors des Grandet et de leur entourage immédiat, plusieurs personnages mentionnés dans le roman ont vu leur nom inséré dans l'édition Furne de 1843. Balzac a ainsi veillé à mieux intégrer le roman à l'ensemble en y introduisant des personnages dont la création est postérieure.

Aucun personnage important d'Eugénie Grandet ne se retrouve ailleurs, sauf Charles Grandet qui reparaît brièvement sous le nom de comte d'Aubrion dans La Maison Nucingen (1838) où il perd cinq cent mille francs lors de la troisième liquidation du banquier.

La chronologie romanesque comporte deux invraisemblances résultant des derniers remaniements opérés par Balzac. La première a trait à la date de mort de Mme Grandet : dans les éditions antérieures au Furne, Mme Grandet meurt en octobre 1820, et non en 1822 ; la deuxième concerne la mort de Félix Grandet, qui, dans l'édition définitive, meurt après le retour de Charles. Dans les éditions antérieures au Furne, Félix Grandet, ainsi que l'indique le manuscrit, mourait en janvier 1826 et Charles était de retour en juin de la même année. 

– Eugénie GRANDÉT : le plus célèbre des personnages éponymes, avec Le Père Goriot. En bonne tradition romancière le titre annonce l'histoire de sa vie. Née en novembre 1796, Eugénie reçoit une pièce d'or de son père, à chacun de ses anniversaires (un placement, non un cadeau). Ses 19 millions de dot lui suscitent un prétendant, Gruchot de Bonfons, le neveu du notaire, dont elle sera veuve au bout d'un an. Il est question d'un remariage pour elle avec le marquis de Froidfond : la famille s'en occupe et commence à la « cerner ». Mais la passion qu'elle a pour Charles restera le seul événement de son existence, fortement marquée par le mimétisme paternel : « elle vit comme avait vécu le père Grandet ».

– Félix GRANDÉT : 40 ans en 1789 ; Non pas « l'avarice toute entière » comme le croyait Félix Davin (« Introduction » aux Etudes philosophiques, Pl., X, 270) mais un avare  (LHB I, 768 ; 1er janvier 1844), l'un des types de l'avare balzacien, une espèce assez diversifiée dont Les Paysans proposent une typologie ; où Grandet figure à côté de Gobseck, de Nucingen, et du « vieil Hochon d'Issoudun » (il aurait pu ajouter Maître Cornélius). Lui, c'est « L'avare de province [...] avare comme le tigre est cruel », par instinct en quelque sorte, avare archaïque au demeurant, qui thésaurise sans investir. Il est aussi maître tonnelier, a des vignes au soleil et fut maire de Saumur, révoqué par Napoléon (il passe pour républicain). Le roman s'égaie des traits de son avarice, souvent cocasses. Mais son dernier geste, « épouvantable », pour saisir le crucifix en vermeil », est aujourd'hui inscrit dans la tradition culturelle.

– NANON : un prénom devenu non commun, un personnage à part entière dotée d'une réelle personnalité et qui aura une postérité littéraire, comme l'exemple parfait de la domestication (par assimilation) et comme archétype de « la servante au grand coeur » (Baudelaire, Lamartine, Flaubert, Proust). C'est à 22 ans, avant la naissance d'Eugénie, que la jeune gardeuse de vaches, dite la Grande Nanon à cause d'un physique de « grenadier » entre, pour n'en plus sortir, dans la maison Grandet. Le père Grandet l'exploite « féodalement » ; elle a pour lui reconnaissance et attachement - ils s'aiment à leur manière - Après sa mort, à 59 ans, elle épouse son garde-chasse et reçoit enfin un patronyme : Mme Cornoiller.

PERSONNAGES AJOUTES EN 1843 :

– Armande-Louise-Marie de CHAULIEU : Balzac raconte sa vie, de sa sortie de pension à sa mort, dans Mémoires de deux jeunes mariées (1842).

– Sophie GRIGNOULT (dite Florine) : elle fait ses débuts dans Illusions perdues (1843).

– Guillaume GRANDÉT : son nom est mentionné dans La Maison Nucingen à propos de l'achat de vin de champagne (Pl., VI, 338).

– François KELLER. Banquierl : Le Député d'Arcis (1854) raconte sa carrière politique.

– Clément CHARDIN DES LUPEAULX : il incarne l'intrigant de haut vol. Son ascension sociale est racontée dans Les Employés (1838).

– Baron Frédéric de NUCINGEN : banquier juif d'origine allemande et l'une des grandes figures financières de La Comédie humaine. Il apparaît notamment comme mari de Delphine Goriot dans Le Père Goriot (1835). Son ascension financière et sociale est racontée dans La Maison Nucingen.

– ROGUIN : banquier, conseiller peu scrupuleux de divers personnages de La Comédie humaine. Dans César Birotteau (1837), il provoque la ruine du célèbre parfumeur. Son nom est introduit dès l'édition Charpentier.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Eugénie Grandet est le premier grand succès public de Balzac, qui va consacrer le romancier. « [Werdet] est très heureux de la vente d'E[ugénie] Grandet », écrit Balzac à Mme Hanska en février 1834. Il m'a dit ce mot solennel, « cela se vend comme du pain. » « Eugénie G. m'a beaucoup plu, écrit Zulma Carraud. Si ce n'est pas la femme séduisante, c'est la femme vraie, dévouée comme beaucoup le sont, sans éclat. » ; « Votre Eugénie Grandet serre le coeur en clouant les yeux sur les pages. C'est une de vos peintures les plus profondes », remarque Marceline Desbordes-Valmore ; « Eugénie Grandet est adorable, et la grande Nanon et le père Grandet, quel talent, quel talent. Oh ! grand Balzac ! » note de son côté Delphine de Girardin.

En 1834, Sainte-Beuve consacre un long article à Balzac dans la Revue des Deux Mondes. A propos d'Eugénie Grandet, le critique écrit : « Il s'en faut de bien peu que cette charmante histoire ne soit un chef d'oeuvre (...). Il ne faudrait pour cela (...) que quelques allégements de description, diminuer un peu vers la fin l'or du père Grandet ».

A chaque nouvelle publication, le roman sert de jauge : l'écrivain a-t-il réussi à faire mieux, a-t-il cette fois fait moins bien ? « On porte aux nues (César Birotteau), au-dessus d'Eugénie Grandet avec laquelle on a assassiné tant de choses en moi », note amèrement Balzac en 1838. Avec la mort de l'écrivain en 1850, albums, compilations d'anecdotes, ouvrages de synthèse se multiplient qui soulignent la place exceptionnelle d'Eugénie Grandet accordée dans l'oeuvre de Balzac par les lecteurs et lectrices du temps.

En 1851, Laure Surville, soeur de l'auteur, fait paraître un beau volume intitulé Les Femmes de Balzac, Types, caractères et portraits. Illustrés de « quatorze magnifiques portraits », il réserve une place toute spéciale à Eugénie Grandet. « Eugénie n'est pas une héroïne, c'est une simple femme, lit-on dans le préambule qui ne fait pas mystère du public spécifique auquel il s'adresse (...) placez-(la) (...) auprès de vos amies d'enfance ».

Dans un commentaire de 1857, Armand de Pontmartin se montre moins enthousiaste. « Dans Eugénie Grandet, note l'auteur des Causeries du samedi, les qualités (de Balzac) sont au complet, les défauts existent déjà, mais en germe ; la morale est à peu près respectée ; le bon sens n'a presque rien à reprendre, et le bon goût ne peut qu'applaudir. (...) Nous aimons Eugénie Grandet comme la moins ambitieuse et la plus sage des filles de ce cerveau mal réglée ». « La France a deux Molières », écrit cependant Lamartine en 1866, « le Molière en vers et le Molière en prose. Je le dis, je le pense, ouvrons-le : c'est à lui de le prouver. Je commence par son chef-d'oeuvre, Eugénie Grandet ». Une fort longue description du roman suit, que l'auteur commente pas à pas.
Sous la Troisième République, la tentation de réduire l'oeuvre de Balzac à Eugénie Grandet (ou au Père Goriot) se maintient, renforcée par un discours sur le roman qui épouse les vues du système scolaire. « Je ne vois qu'un très petit nombre de romans (de Balzac) où la proportion juste des parties satisfassent pleinement l'esprit, écrit Emile Faguet. Il faut citer au premier rang de ceux-ci Eugénie Grandet, le récit se développe dans un mouvement lent, mais continu et s'arrête à point précis, dans un sentiment très juste de ce que la curiosité et l'émotion du lecteur réclament ».

Au XXe siècle, la critique se poursuit. Dans la deuxième moitié du siècle, elle se précise en épousant les grands courants théoriques : Eugénie Grandet est notamment lue à la lumière de la psychanalyse (Naomi Schor centre son analyse sur la mélancolie de l'héroïne) et de la sémiotique (celle du personnage). Elle fait également l'objet d'analyses thématiques inventives et d'une lecture-bilan que l'on doit à Philippe Berthier. La question du réalisme balzacien, et attachée à lui, celle de la représentation de la province est remise sur le métier. Pierre-Georges Castex note que Saumur est « un décor, rien de plus ». A sa suite, Nicole Mozet nuance et affine le sens des références à la province (Pl., III, 1021-1023).