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LA FEMMME DE TRENTE ANS

par Isabelle MILLER

 

I. L'HISTOIRE

Comment un mariage, même souhaité et même socialement brillant, peut conduire une jeune fille au malheur ; comment une jeune mère résiste à une passion adultère, mais sombre dans le chagrin ; comment une jeune femme dans tout l'éclat de sa maturité retrouve le goût de l'amour puis se trouve punie dans le destin tragique de ses propres enfants, voilà la trame du roman. Lorsque Julie de Chastillon est épouse, en 1813, le fringant colonel Victor d'Aiglemont, elle ne se doute pas que ce serait, à peine un an plus tard, pour se plaindre des souffrances du mariage. Tandis que son amour pour son mari s'éteint, elle combat celui qu'elle éprouve pour un jeune Lord anglais. Mais celui-ci va payer de sa vie l'honneur de Julie. La jeune femme ne se départira jamais du souvenir de cette passion brisée, malgré l'équilibre qu'elle trouve entre sa vie de famille et sa longue liaison avec Charles de Vandenesse. Liaison punie elle aussi de façon dramatique puisque c'est à travers ses enfants, la mort du petit Charles, la fuite d'Hélène avec un assassin, la coquetterie égoïste de Moïna, que Julie va expier le peu de bonheur qu'elle a obtenu dans sa vie. La Femme de trente ans, après bien des efforts de lissage, garde l'empreinte des six nouvelles dont elle est issue : six textes qui trouvent leur unité autour de Julie d'Aiglemont et de sa fille Hélène. 

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

L'une des plus parfaites illustrations de la « composition » balzacienne, l'histoire de ce texte est à elle seule un roman.

Un manuscrit partiel de 15 feuillets de la première partie, « Premières fautes », portant le titre original « Le Rendez-vous », est conservé à la bibliothèque Lovenjoul sous la cote A 77. Il date probablement de la fin 1829 ou du début 1830. Il est suivi, sous la même cote, du manuscrit (16 feuillets) de la sixième partie intitulée « L'Expiation », devenue « La Vieillesse d'une mère coupable » ; il est accompagné de deux jeux d'épreuves.

Les manuscrits de la deuxième partie, « Souffrances Inconnues » (17 feuillets) et de la troisième partie, intitulée « La Femme de trente ans » (25 feuillets), offerts par Balzac à la marquise de Castries, sont maintenant conservés à la Fondation Martin-Bodmer aux environs de Genève.

Nous ne connaissons pas de manuscrit pour la quatrième et la cinquième partie, si ce n'est un texte de 1831 que Balzac a utilisé pour le début de la quatrième partie, conservé à la bibliothèque Lovenjoul (A 148, f°1).

- 1830-1831. Les premiers éléments de La Femme de trente ans paraissent en 1830. Le 25 novembre, dans son 4e numéro, La Caricature publie dans sa rubrique « Fantaisies » La Dernière Revue de Napoléon, un texte signé « le Comte Alex de B... » ainsi qu'un croquis signé « Henri B... » extrait du manuscrit des Deux amis, projet de récit datant de 1830 et inachevé. Ces quelques pages seront réutilisées un an plus tard dans une nouvelle intitulée Le Rendez-vous, conçue dès la fin 1829, publiée dans La Revue des Deux Mondes le 15 septembre et le 1er octobre 1831 et annoncé comme Une nouvelle scène de la vie privée. Pour cette nouvelle a été réutilisée également une description, parue le 11 février 1830 sans signature, dans la revue La Silhouette, sous le titre Une vue de Touraine. Le Rendez-vous, composé de cinq chapitres, deviendra par la suite la première partie du roman. 

Entre les esquisses de 1830 et la nouvelle de la fin septembre 1831, deux autres nouvelles sont publiées dans La Revue de Paris : Les Deux rencontres, les 23 et 30 janvier 1831, composée de deux chapitres (« 1. La Fascination » ; « 2. Le Capitaine Parisien ») qui deviendra la cinquième partie, et Le Doigt de Dieu, le 27 mars 1831, qui deviendra la quatrième partie du roman. Cette même Revue de Paris publie enfin le 29 avril 1832 la quatrième nouvelle de cette série, La Femme de trente ans, qui deviendra la troisième partie du roman. 

– 1832. Entre temps, en prévision de la seconde édition des Scènes de la vie privée qui doit sortir un mois plus tard, Balzac a reclassé et corrigé ses récits dans un souci d'unification et de cohérence. Les quatre volumes in-8 mis en vente le 26 mai 1831 chez Mame-Delaunay proposent quinze scènes, dont cinq pour le volume quatre : scène 11, « Le Rendez-vous » ; scène 12, « La Femme de trente ans » ; scène 13, « Le Doigt de Dieu » ; scène 14, « Les Deux Rencontres » ; enfin un inédit, scène 15, « L'Expiation », daté in fine de mai 1832. Les cinq nouvelles sont précédées d'une Note de l'éditeur signée L. Mame-Delaunay, qui justifie les modifications apportées aux récits et présente ceux-ci comme « l'esquisse d'une vie de femme (...), un même personnage déguisé sous cinq noms différents ». Un changement important intervient notamment dans « Le Doigt de Dieu » : l'enfant coupable de la mort de son frère n'est plus un garçon, Francisque, mais une fille nommée Hélène, comme la fille de Julie d'Aiglemont, l'héroïne du « Rendez-vous », et comme la fille des époux Verdun dans « Les Deux rencontres ». En même temps la petite victime, Georges, s'appelle désormais Charles (changements dont il n'est pas tenu compte dans le Nouveau Keepsake français. Souvenirs de littérature contemporaine qui reproduit le 15 décembre 1832 le texte de mars 1831). « Les Deux Rencontres » est augmenté d'un épilogue moralisateur qui développe la triste fin d'Hélène, intitulé « Enseignement ». 

– 1834. D'autres modifications interviennent en 1834, pour la troisième édition des Scènes de la vie privée, dans la série Etudes de Moeurs au XIXe siècle, chez Mme Charles-Béchet, dont le tome IV constitue la seconde publication en librairie des nouvelles qui nous intéressent. Elles sont, pour la première fois, réunies sous un titre commun, Même Histoire, et la numérotation des scènes disparaît. La note de l'éditeur de 1832 est remplacée par une préface qui porte la date, sans doute fausse, du 25 mars 1834 et qui présente la nouvelle inédite placée en deuxième partie : « Souffrances inconnues », rédigée pendant l'été 1834. L'héroïne n'est pas nommée, mais ressemble déjà à Julie d'Aiglemont. Dans cette édition, « Le Rendez-vous » est daté de janvier 1831 et « La Femme de trente ans », qui subit quelques mises au point, d'avril 1832. Changement important : « Le Doigt de Dieu » est augmenté d'un inédit en deuxième partie intitulé « La Vallée du torrent », datée in fine du 25 mai 1834, tandis que le texte initial prend le titre de « La Bièvre », datée de 1831. Enfin le titre « L'expiation » est corrigé en « Expiation ».

– 1837. L'édition Béchet laisse Balzac insatisfait et dès novembre 1835 il poursuit son effort d'unification et de transformation des nouvelles en roman. « Les Deux Rencontres » en particulier lui pose un problème qu'il tente de résoudre entre autres par deux ajouts destinés à rendre plus vraisemblables la fuite d'Hélène et l'attitude de son père (respectivement, l'influence de la lecture de Schiller sur l'esprit de la jeune fille et la conversation entre père et fils à propos de la parole d'honneur). Il corrige également sa préface, ce dont témoigne une correction manuscrite sur un exemplaire de 1834 conservé à la bibliothèque Lovenjoul (B. 820).

Cependant, le volume qui paraît chez Werdet en 1837 – le seul des quatre volumes des Scènes de la vie privée à être réimprimé – ne comporte plus ni préface ni le titre commun « Même histoire ». Les termes du contrat qui liait Balzac à Madame Béchet expliquent peut-être ces apparents retours en arrière, ce qui n'empêche pas d'autres modifications, comme la suppression des deux derniers sous-titres du « Rendez-vous », et des deux dates in fine dans « Le Doigt de Dieu » au profit d'une troisième : « Paris, mai 1832 ». Enfin le système du retour des personnages est mis à l'oeuvre pour les personnages secondaires : Mme de Belorgey devient Mme de Listomère-Landon, Mme de Roulay devient Mme de Serizy, M. de Flesselles devient M. de Ronquerolles, et Mme Vitagliano disparaît, remplacée par Mme Firmiani.

– 1839. Les Scènes de la vie privée sont rééditées en octobre 1839 chez Charpentier, en deux volumes in-18. Notre roman y occupe, avec La Vendetta, le second volume. Le texte y est repris sous sa forme de 1834.

– 1842. C'est avec la parution de La Comédie humaine chez Furne que le roman prend, le 19 novembre 1842, son titre définitif, La Femme de trente ans, dans le troisième volume in-8 des Scènes de la vie privée. La chronologie est améliorée, les héroïnes ont fusionné en un seul personnage, Julie d'Aiglemont. Trois changements dans les titres de chapitres, ce qui donne finalement : « Premières fautes » ; « Souffrances inconnues » ; « A trente ans » ; « Le Doigt de Dieu » ; « Les Deux rencontres » ; « La Vieillesse d'une mère coupable ». L'ouvrage est dédié « à Louis Boulanger, peintre ». 

– Le Furne corrigé porte seulement les traces d'une relecture.

 

III. PERSONNAGES

Reparaissent dans La Comédie humaine :

– Marquise Julie d'AIGLEMONT : née de Chastillonest. Sous ce nom sont unifiés, dans la version de 1842, les noms des héroïnes des nouvelles originales : Julie d'Aiglemont dans « Le Rendez-vous » (devenu « Premières Fautes »), Juliette de Vieuxmesnil (sur le manuscrit) puis Vieumesnil dans La Femme de trente ans (A Trente ans), la mère anonyme dans « Le Doigt de Dieu », Mme de Verdun dans « Les Deux Rencontres », Mme de Ballan dans L'Expiation (« La Vieillesse d'une mère coupable »).

– Général marquis Victor d'AIGLEMONT : devenu pair de France grâce à sa femme et malgré sa bêtise ; le couple qu'il forme avec son épouse est volontiers comparé à celui de M. et Mme de Mortsauf (Le Lys dans la vallée). 

– Gustave d'AIGLEMONT : fils des précédents, deviendra à la mort de son père le second marquis d'Aiglemont.

– Moïna d'AIGLEMONT : soeur du précédent, en réalité fille de Charles de Vandenesse, deviendra Mme de Saint-Héréen et la maîtresse d'Alfred de Vandenesse (son demi-frère).

– Mme FIRMIANI : héroïne du roman du même nom, reprend ici un personnage d'abord nommé la Marquise Marsigli (manuscrit) puis la marquise Vitagliano (RP) jusqu'en 1837 (édition Werdet). Le nom Vitagliano, sans rapport avec le Vitigliani du roman Sarrasine, disparaît alors de La Comédie humaine.

– Mme de SÉRIZY : elle reprend en 1837 (édition Werdet) le rôle du personnage d'abord nommé Mme de Roulay.

– Comte puis marquis Charles de VANDENESSE : frère aîné de Félix de Vandenesse. Il est le vrai père de Charles, de  Moïna et d'Abel d'Aiglemont. 

Parmi ceux qui ne reparaissant pas :

– Hélène d'AIGLEMONT : fille de Victor et Julie d'Aiglemont, Hélène est également le prénom de la fille des époux Verdun jusqu'à l'édition Werdet de 1837, elle reprend en 1831 (édition Mame) le rôle du petit garçon Francisque dans « Le Doigt de Dieu ». Elle se distingue par un coup d'éclat, sa fuite avec Victor, le Capitaine parisien.

– Comtesse de LISTOMERE-LANDON : elle remplace en 1837 la marquise de Belorgey. Si la famille de Listomère est bien connue dans la Comédie humaine, la parenté avec Mme de Listomère-Landon est difficile à établir.

– Louisa de WIMPHEN : son amitié avec Julie d'Aiglemont n'est pas sans évoquer celle de Louise de Chaulieu et de Renée de L'Estorade (Mémoires de deux jeunes mariées).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Si en 1843 Balzac jugeait toujours l'épisode des « Deux Rencontres » comme « un mélodrame indigne de [lui] » (lettre du 12 mars 1843 à Mme Hanska), le récit de la vie d'une femme aux différents âges de sa vie et de l'évolution de ses sentiments à travers les drames qu'elle traverse valut à Balzac un succès immédiat, jusqu'aux compliments de Sainte-Beuve. « La clef de son immense succès était tout entière dans ce premier petit chef d'oeuvre », écrit-il dans Le Constitutionnel du 2 septembre 1850. L'imagination du roman au programme de l'agrégation, en 1993, a provoqué plusieurs études nouvelles, concernant aussi bien la composition du roman que le côté « transgressif » des personnages. Voir notamment Balzac, La Femme de trente ans (éd. J.-L. Diaz, SEDES, 1993). Plus récemment, Anne-Marie Baron estime d'autre part que « les fantasmes agressifs d'Honoré à l'égard de son jeune adultérin Henry se donnent libre cours » dans la scène de la noyade du petit Charles (« Le Doigt de Dieu ») et que sur « l'autre scène » du rêve, Balzac est à la fois « agent et spectateur du crime » (Balzac ou l'auguste mensonge, Nathan, 1998, p. 150-151).