Accueil

GAMBARA

par Lucienne FRAPPIER-MAZUR

 

I. L'HISTOIRE

Après Massimilla Doni et Le Chef-d'œuvre inconnu, Gambara complète la trilogie. Le récit consacre de longs développements à la théorie musicale, autour de deux opéras, l'un réel, Robert le Diable de Meyerbeer, l'autre fictif, le Mahomet de Gambara. La scène se passe à Paris en 1831. Gambara, musicien instrumentiste, facteur et compositeur, vit misérable et incompris avec son épouse Marianna, qu'il sacrifie à son art. Ses familiers, en particulier le cuisinier et restaurateur Giardini, ne doutent pas de sa folie. En effet ses compositions musicales, qu'il chante lui-même en s'accompagnant au piano, produisent d'horribles cacophonies là où il croit entendre le concert des anges. Le comte Andrea Marcosini réussit à s'introduire dans l'intimité du pauvre ménage avec l'intention de séduire Marianna, dont la beauté a excité son désir, mais il hésite en découvrant le charme et la supériorité morale et intellectuelle de Gambara. Il entreprend de faire le bonheur de Marianna en essayant de « guérir » son époux. Celui-ci tient des discours parfaitement sensés quand il est ivre - du moins c'est ce qu'affirment les personnages et la voix narrative - et joue admirablement ses propres œuvres sur le panharmonicon inventé. Andrea le grise donc systématiquement, avec l'idée que Gambara, une fois sobre, conservera les mêmes dispositions raisonnables. Tout est peine perdue et Marianna se décide à suivre Andrea en Italie. Celui-ci l'abandonnera six ans plus tard. Au dénouement Marianna rejoint son mari dans le logis misérable du début. Giardini est devenu « regrattier », et les deux époux chanteurs de rue. Massimilla Doni, au bras de son mari le prince Emilio, leur fait une aumône généreuse et leur demande de raconter leur histoire. Elle en conclut que Gambara est « resté fidèle à l'idéal que nous (Massimilla et son mari) avons tué ».

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Rédaction commencée fin janvier 1837 et reprise en juillet-août de la même année. Dans l'intervalle, rédaction de la première version de Massimilla Doni au retour d'un voyage en Italie. Epreuves se rapportant à la pré-originale conservées à la collection Lovenjoul sous la cote A 87.

– Pré-originale : Revue et gazette musicale, livraisons des 23 et 30 juillet, 6, 13 et 20 août 1837.

– Première publication en volume, avec Le Cabinet des Antiques, Souverain, 1839 (t. II).

– Deuxième publication en volume (édition originale quoique publiée ultérieurement) dans Le Livre des douleurs, Souverain, 1840. La dédicace à Belloy s'explique du fait que celui-ci, secrétaire de Balzac, avait rédigé une version intermédiaire de Gambara, que Balzac refit entièrement.

– Troisième édition, dans La Comédie humaine, Furne, 1846, t. XV (t. II des Etudes philosophiques, p. 74-128), entre Massimilla Doni et L'Enfant maudit. Le Furne corrigé ne comporte que deux corrections de ponctuation, et un ajout insignifiant.

 

III. PERSONNAGES

Pas de personnages reparaissants en dehors de Massimilla Doni et d'Emilio, dont on a vu le rôle au dénouement.

– Paolo GAMBARA : 40ans en 1830. Marianna et lui se sont rencontrés à Venise vers 1812. Ils parcourent l'Allemagne et la Hongrie avant de se fixer à Paris.

– Marianna GAMBARA : « Ma vie est celle des lierres »... Elle est réduite à travailler pour « le monde de la borne », les prostituées de la rue Froidmanteau, quand le comte Marcosini chassant la grisette, la rencontre.

– Comte Andrea MARCOSINI : né à Milan en 1808. La veille de sa rencontre avec Marianna il avait obtenu un rendez-vous galant de la comtesse Paul de Manerville (la Natalie du Lys dans la vallée). Il épousera une danseuse, après avoir abandonné Marianna

– GIGELMI : ce restaurateur napolitain est un faire valoir ; il paraît aussi « fou » avec sa cuisine que Gambara avec sa musique. Il finit revendeur de regrat.

 

IV. Lectures et commentaires

La problématique musicale est double dans Gambara : elle traduit l'importance de l'éveil des nationalités au début du XIXe siècle et elle pose la question de la musique d'avant-garde, ce par quoi elle se rattache au Chef-d'œuvre inconnu. S'agissant du premier aspect, on notera l'équilibre que Balzac cherche à maintenir entre d'une part un point de vue universaliste, avec l'ambition totalisante, commune à Gambara, Beethoven et Balzac, de peindre la vie humaine en harmonie avec la musique éternelle de la nature (les vues unitaires de Balzac transparaissent dans l'union qu'affirme Gambara, en musique, de l'art et des mathématiques, de la mélodie – l'Italie – et de l'harmonie – l'Allemagne –, du son et de la lumière) et d'autre part l'exaltation des origines nationales et religieuses, illustrée par le sujet des deux opéras et sous-jacente au discours sur les caractères de plus en plus distincts des musiques allemande, italienne et française. Ces deux aspirations se conjuguent quand Gambara parle d'« offrir une peinture de la vie des nations prise à son point de vue le plus élevé ». La question de la musique d'avant-garde est traitée de manière beaucoup plus ambiguë et a donné lieu à des interprétations divergentes, pour plusieurs raisons. En effet : – c'est tantôt comme exécutant, tantôt comme critique et théoricien, que Gambara retrouve la « raison » une fois ivre ; – les morceaux du même opéra, affreux quand il les joue à jeun, deviennent célestes quand il est ivre ; – quel est le véritable jugement de la nouvelle (c'est-à-dire de Balzac) sur l'opéra de Meyerbeer ? – un grand compositeur doit-il réellement se concentrer sur le sentiment et la sensation au détriment de l'idée et sans se préoccuper de théorie ? – Andrea a-t-il raison de considérer Gambara comme plus poète que musicien ? – enfin, Gambara est-il un génie incompris, ou simplement un monomane mauvais compositeur ? 

Ni la critique de l'époque, ni le public, ne semblent avoir saisi l'intérêt des questions soulevées dans Gambara. On accusa Balzac d'avoir voulu imiter Hoffmann, et on ironisa sur ses prétentions en matière musicale, alors qu'il s'était sérieusement renseigné et que les spécialistes ont relevé fort peu d'erreurs techniques dans son texte. De nos jours, on rend justice, de plus en plus, à l'ampleur de ses vues, et l'on s'abstient fort heureusement de n'accorder d'intérêt à Gambara que dans le contexte des Etudes philosophiques et de l'idée qui tue.