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LA GRENADIERE

par Didier MALEUVRE

 

I. L'HISTOIRE

Fuyant un passé qu'elle voue au silence, une femme, Augusta Willemsens, s'établit avec ses deux enfants dans le domaine de La Grenadière, bâtie au coeur de la Touraine, surplombant le paysage de la Loire et ses riants coteaux. Objet du regard admirateur des habitants de la ville, Mme Willemsens veille jalousement sur sa retraite et sur le bonheur de ses deux fils qui forment, avec elle, l'image d'une idylle familiale. Cependant, la belle Mme Willemsens languit d'un mal mystérieux. Tandis que le brillant été vire aux brumes pâles de I'automne, sa mort s'annonce imminente. Elle éprouve une grande détresse à laisser ses deux fils démunis et sans protections, sort dont une faute passée la rendrait coupable. Avant de mourir, elle remet à ses deux enfants adultérins l'acte de naissance qui, à leur majorité, leur révélera l'identité de leur vrai père qui, dit-elle, s'est sacrifié pour le soin de ses fils. Elle dévoile enfin 1'existence d'un mari 1égitime, un Lord Brandon de Londres, auquel elle annonce sa mort par une lettre où elle lui pardonne.  Bientôt Mme Willemsens, ou Lady Brandon, s'éteint, emportant avec elle le secret d'un drame amoureux et d'une mort mystérieuse. Le plus jeune des orphelins est envoyé au collège, tandis que l'aîné, bravant un avenir incertain, s'engage dans la marine.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

La première évocation du sujet de La Grenadière se trouve dans I'album de Balzac Pensées, sujets, Fragments: «Souffrances confiées à Dieu. Une mère mourant soignée par ses fils. elle n'est pas mariée. Son enterrement». Le fragment est à dater de la période de juin-juillet 1832. Balzac aurait écrit La Grenadière en «une seule nuit», comme il le rappelle à Zulma Carraud le 25 janvier 1833 (Corr., II, 233). La nouvelle fut publiée dans la Revue de Paris le 28 octobre 1832, non sous le titre du manuscrit original, Les Orphelins, mais sous le titre actuel.

–  Le manuscrit original des Orphelins se trouve à la fondation Martin Bodmer à Cologny (Suisse) et comporte 22 folios. L'étude de ce manuscrit montre que, dans les versions ultérieures, Balzac enfle la description du domaine de la Grenadière. Dans 1'édition Furne, il change le prénom de Mme Willemsens, Marie, en Augusta mais omet de reporter ce changement en fin de texte, ce qui épaissit le mystère entourant I'héroïne. Enfin, parmi les remaniements à prendre en considération, on notera que le manuscrit des Orphelins faisait plus clairement deviner 1'empoisonnement de Mme Willemsens.  

–  Par delà la prépublication dans la Revue de Paris, 1'édition originale intervient en 1834, dans le volume VI des Etudes de moeurs au XIXe siècle que publie Mme Béchet, dans le deuxième de volume la série Scènes de la vie de province, après La Femme abandonnée. C'est le texte de la Revue de Paris.

–  La deuxième édition paraît dans la version «revue et corrigée» des Scènes de la vie de province publiés par Charpentier (BF, 9 novembre 1839).  

–  La troisième édition paraît dans le tome II du Furne et devient alors une des Scènes de la vie privée (BF, 3 octobre 1842). Le texte y demeure identique à celui de l'édition Béchet, coquilles comprises.

–  Une seule intervention dans le Furne corrigé : la suppression de la dédicace à Mme Marbouty : « A Caroline, la poésie du voyage, le voyageur reconnaissant, DE BALZAC ».  

Une dernière réimpression intervient grâce à la formule du cahier détachable qui, pour quelque temps, servit de supplément au Constitutionnel. La Grenadière paraît le mercredi 12 mai 1847.

 

III. PERSONNAGES

–  Augusta Willemsens (comtesse de Brandon) : on n'est sûr ni de son prénom, puisque Augusta corrige Marie dans le Furne, mais au début et à la fin, dans son épitaphe seulement, ni de son nom « sans doute vrai » mais qui  n'identifie guère la Tourangelle qu'elle paraît être. Son nom d'épouse ne sera confirmé  que par sa lette d'adieu. Mais elle fait signer cette lettre Louis-Gaston par son fils aîné, Louis. Elle meurt à 36 ans et sa tombe ne portera que son prénom l'identifiant anonymement comme « une femme malheureuse ».

–  Louis GASTON, ou Louis-Gaston : son fils aîné. Il a 14 ans a la mort de sa mère, en 1819 ou 1820, quand il s'engage comme novice sur une corvette. Sa destinée ultérieure est évoquée dans les Mémoires des deux jeunes mariées

–  Marie GASTON, ou Marie-Gaston : frère cadet de Louis, auquel il survira. C'est d'Arthez qui le recueille après sa sortie du collège de Tours où son frère l'avait placé (Mémoires des deux jeunes mariées).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Le plus étonnant dans cette nouvelle est son caractère déceptif, son refus d'informer, le secret dont elle fait son argument et sa matière et qui s'étend au-delà d'elle, dans les échos qui en sont renvoyés ici ou là dans La Comédie humaine. Il est difficile de croire que ce ne soit pas délibéré : on ne saura jamais tout à fait les causes de la maladie d'Augusta, ni ce qu'elle pardonne à son époux légitime, ni les raisons de la mort du père de ses enfants, ni le nom véritable de ce dernier. Quant à la vengeance dont elle est l'objet de la part de lady Dudley, c'est dans les Mémoires de deux jeunes mariées qu'elle est évoquée sans qu'on en connaisse les motif. Le nom même de lady Dudley n'est pas prononcé dans La Grenadière. Félix de Vandenesse (Le Lys dans la vallée) rappelle « l'horrible dénouement » mais sans en dire plus. Le Père Goriot apporte il est vrai une étrange lueur sur le passé de lady Brandon : on la voit au bal de Madame de Beauséant dans tout l'éclat de son bonheur et de sa beauté : une « fée qui enchantait le regard »  et  « fascinait l'âme ». Elle y donne avec son amant « un Antinouïs vivant, le colonel Franchessini... qui paraît bien être un obligé de Vautrin, celui qui se charge d'exécuter en duel le fils Taillefer. Et Balzac fait peser sur le couple une menace imminente, « l'effroyable vengeance du mari trompé ». Mais le passage est supprimé sur le Furne corrigé, au risque de brouiller la piste définitivement. Il reste seulement la thématique reparaissante de la femme adultère, toujours coupable quels que soient ses mérites et devant expier sa faute, jusque dans ses enfants : Louis meurt à Calcutta (Mémoire de  deux jeunes mariées).

Et il y a aussi La Grenadière un titre culte (le nom de cette « closerie » est dû aux grenadiers qui y poussent en pleine terre). Le lieu renvoie à l'enfance et à l'intimité balzacienne, à Madame de Berny et à l'été 1830. Balzac en développe beaucoup la description, sur manuscrit, et multiplie les fleurs autour d'elle (Pl., II, 1381-82 donne la première version). Le contraste entre un lieu idyllique, refuge de l'amour, où « la rêverie est dans l'air » et le drame qui s'y déroule silencieusement est, avec la poétique de la réticence, ce qui assure la tenue –  et l'audience – de cette nouvelle, très économe de ses moyens. On notera la dénégation : « La Grenadière ne sera jamais à vendre », alors même que Balzac songe à l'acheter.