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L'INTERDICTION

par Anne GEISLER

 

I. L'HISTOIRE

En 1828, l'une des femmes les plus en vue de Paris, la marquise d'Espard, dépose auprès du tribunal une demande visant à faire interdire son mari. Elle accuse le marquis, dont elle vit séparée depuis plus de dix ans, de l'empêcher de voir ses deux enfants qu'il a emmenés avec lui, de dilapider tous ses biens, au profit des Jeanrenaud mère et fils, des inconnus. Le marquis est-il fou ou possédé, comme l'affirme son avoué ? Le juge Jean-Jules Popinot est chargé de se prononcer sur la recevabilité de la requête. 

Une première visite à la marquise le persuade de la nature froide, égoïste et calculatrice de la requérante. Une deuxième entrevue, avec la dame Jeanrenaud, écarte à peu près sûrement l'hypothèse de l'envoûtement et de la séduction : la femme est vieille, grotesque, monstrueuse. Le troisième interrogatoire avec le marquis permet enfin à Popinot d'établir avec assurance que celui-ci est sain d'esprit. Seulement, les mobiles secrets qui ont guidé sa conduite appartiennent à un âge révolu, où prévalait le sentiment de l'honneur. Ayant appris par hasard l'origine trouble de la fortune de sa famille, le marquis a voulu laver le nom de d'Espard en réparant les torts causés par son bisaïeul. Au moment de la révocation de l'édit de Nantes, le protestant Jeanrenaud avait en effet été arrêté et pendu et ses terres confisquées au profit des d'Espard. Le premier marquis du nom, bien en cour, n'avait pas été étranger au drame. Eclairé sur la soi-disant folie du marquis, Popinot peut donc faire son rapport. Mais la rusée marquise s'arrange pour le dessaisir du dossier. Quant à l'issue du procès, il faudra attendre de lire Splendeurs et misères des courtisanes pour la connaître.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

– Balzac semble avoir eu l'idée d'écrire une histoire d'interdiction plusieurs années avant de donner corps à son projet, sans doute dès la fin de l'année 1831 : le titre L'Interdiction, écrit de manière très lisible apparaît en effet dans une liste d'oeuvres destinées à composer un quatrième volume de Romans et Contes philosophiques, projeté à cette date (« Pensées, sujets, fragments », f° 11, Lov. A. 182)

– La deuxième trace que l'on a de L'Interdiction est un brouillon de 23 lignes figurant au verso d'un billet adressé en décembre 1835 ou janvier 1836 au docteur Nacquart. Ce fragment révèle que Balzac avait prévu de commencer directement la nouvelle par le portrait de la femme à la mode et par l'histoire de son mariage. 

– Le manuscrit de L'Interdiction a été acquis par la BNF, sous la cote N. a. fr. 14357 (consultable actuellement en microfilm, cote 3205). Est relié avec le volume, à la suite de L'Interdiction, un article autographe, Politique extérieure, daté du 13 février (1836), le premier d'une rubrique ouverte dans La Chronique de Paris. Le manuscrit est complet. Il est composé de 67 feuillets numérotés par livraison, en haut à gauche, de la main de Balzac. Les interventions de l'auteur, à peu près inexistantes dans la fin de la nouvelle (fol. 54-67), écrite d'une écriture grosse et nerveuse, se concentrent au début (fol. 1-19), dans les passages évoquant la femme à la mode et le juge d'instruction, et dans les endroits charnières (entre les chapitres I et II ; II et III). L'intrigue elle-même est peu retouchée (suppression de la visite à l'hôtel Marboutin, ajout tardif, sur un feuillet à part, au début du chapitre III, du rhume de Popinot, dont les conséquences sur l'intrigue sont déterminantes).

– La nouvelle, dont la publication avait été annoncée dès le 3 janvier 1836 à la fin du texte de La Messe de l'athée, paraît en feuilleton dans la Chronique de Paris les 31 janvier, 4, 7, 14 et 18 février 1836. Le texte est divisé, comme dans le manuscrit, en trois chapitres, qui s'étendent parfois sur deux numéros. Entre autres corrections apportées à son texte, Balzac modifie le titre du chapitre I, affine le portrait de Popinot et multiplie, en historien des moeurs ouvert sur le monde, les développements généraux sur les femmes à la mode, sur la place de la noblesse dans l'Etat, mais aussi… sur l'habit noir, l'amour maternel, les limites de la justice terrestre, etc. 

L'Interdiction est publiée avec la mention « inédit » dans la deuxième livraison des Etudes philosophiques, parues chez Werdet en 1836. La nouvelle occupe la fin du tome XXIV, après Histoire intellectuelle de Louis Lambert (suite et fin), et le tome XXV en entier. L'indication « Paris, février 1836 » apparaît à la fin du tome XXV. Le texte est divisé cette fois en six chapitres, après fractionnement des chapitres I et III de l'édition pré-originale. Les titres des chapitres I, III et V sont inédits. Cette recomposition a pour effet de rééquilibrer la longueur des chapitres. L'architecte constructeur intervient par ailleurs à tous les niveaux, pour lier deux paragraphes, introduire un portrait ou un événement, préparer le dénouement ou, d'une manière plus large, rattacher la nouvelle aux oeuvres, passées ou en projet. 

L'Interdiction est réimprimée en 1839 par Charpentier, avec la mention « Nouvelle édition, revue et corrigée », dans le volume II des Scènes de la vie parisienne (2e série). Elle est placée entre Profil de Marquise (Etude de femme) et Les Marana. Balzac opère donc à cette date un changement d'étiquette.

L'Interdiction figure enfin au tome II des Scènes de la vie parisienne, dans le volume X de La Comédie humaine, éditée chez Furne en 1844. La nouvelle y est placée entre Sarrasine et Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau. Balzac supprime les divisions en chapitres et dédie son texte au Contre-amiral Bazoche, Gouverneur de l'île Bourbon, qui avait pris son frère Henry sous sa protection. Il modifie légèrement la dernière phrase sur laquelle se clôt la nouvelle, en ajoutant une dernière proposition qui a pour effet d'adoucir l'amertume du dénouement et de préparer l'issue du procès évoquée dans Splendeurs et misères des courtisanes. Les autres remaniements apportés au texte – modification du portrait du Chevalier d'Espard, changements de chiffres, de date, d'identité, liste de personnages – sont commandés essentiellement par l'intégration de la nouvelle dans La Comédie humaine

– Le Furne corrigé : au total, on compte 17 interventions de différents ordres – corrections grammaticales, substitutions de noms, précisions d'attitude – dans la marge de l'exemplaire Furne ayant appartenu à Balzac. Certains ajouts (le nom de Godeschal, le souhait de reprendre le bail du marquis, formulé par Popinot) ont pour effet de rattacher encore plus étroitement L'Interdiction à La Comédie humaine. Ce n'est qu'en 1847 (modification au catalogue de 1845) que Balzac envisage son transfert dans les Scènes de la vie privée.

 

III. PERSONNAGES

La majorité des personnages qui jouent un rôle dans L'Interdiction reparaissent dans La Comédie humaine. 

– Horace BIANCHON : médecin. Neveu de Popinot, le personnage joue un rôle important dans La Messe de l'athée, dont la publication précède de peu celle de L'Interdiction. Reparaît dans une trentaine de textes de La Comédie humaine, où il devient illustre. 

– M. CAMUSOT (dit Camusot de Marville) : magistrat. Nommé d'abord dans L'Interdiction La Giraudais. Est rebaptisé Camusot dans l'édition Furne (1844). C'est lui qui reprend le dossier d'Espard, sous le regard ironique de Popinot. On le retrouve tout au long de Splendeurs et misères des courtisanes et dans Le Cousin Pons, avec qu'il est apparenté.

– Marquis Charles-Maurice-Marie-Andoche d'ESPARD : vivant retiré de la société parisienne. Personnage nouveau dans L'Interdiction, où il joue un rôle central, mais un peu effacé (il est trop parfait). Les allusions au marquis qui suivront dans l'oeuvre de Balzac se feront en référence à L'Interdiction.

– Marquise Jeanne-Clémentine Athénaïs d'ESPARD : une des figures du Faubourg Saint-Germain. Première apparition dans L'Interdiction. Appelée baronne dans le brouillon abandonné de la nouvelle, puis vicomtesse sous une surcharge du manuscrit. Le prénom de Josephine, Jeanne, Clémentine qui est le sien dans le manuscrit est modifié en Jeanne-Clémentine Athénaïs dans la Chronique de Paris. La marquise apparaît dans plus de 20 oeuvres de La Comédie humaine, toujours dans le même rôle d'une femme sans coeur, et n'est pas sans ressemblance avec la duchesse de Langeais.

– Madame JEANRENAUD : le personnage, nommé d'abord Marboutin, apparaît sous le nom de Jeanrenaud dans l'édition Furne. « Laide à perpétuité et malheureuse comme les pierres ». Mais une excellente femme, et d'une scrupuleuse honnêteté : « chez la bonne femme tout était rond ». Ne reparaît pas.

– Jean-Jules POPINOT : magistrat, le juge d'instruction la plus intègre du tribunal de première instance de la Seine.  Personnage nouveau et central dans L'Interdiction. Il est prénommé Jean-Joseph dans le manuscrit, avant d'être rebaptisé Jean-Jules dans la Chronique de Paris. C'est un personnage exemplaire, qui tend au premier rôle dans la nouvelle. Balzac lui accorde le don de seconde vue. Il est doué du « génie d'observation », « son jugement était lucide et sa pénétration profonde » pour le bien comme pour le mal. Onde d'Anselme Popinot, l'époux de Césarine Birotteau. Il tente d'obtenir un non-lieu pour Lucien de Rubempé (Splendeurs et misères des courtisanes) et sera un modèle pour les Frères de la consolation (L'Envers de l'histoire contemporaine). 

– Eugène-Louis de RASTIGNAC : le personnage vient du Père Goriot. Dans L'Interdiction, est prénommé d'abord Ernest de Rastignac avant d'être rebaptisé Eugène dans l'édition Furne (1844). 

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Signe du prix particulier que Balzac attachait à sa nouvelle ou occasion saisie ? Il fait relier son manuscrit, en demi-chevrette maroquinée rouge et l'offre à « Louise », sa mystérieuse correspondante de l'année 1836. Ce qui nous vaut, datée du 18 mai, la seule lettre de « Louise » qui ait été retrouvée. Quoi qu'il en soit, c'est le trajet « interne » de l'oeuvre qui mérite attention et oriente la lecture. Rédigée dans la hâte (au fur et à mesure de la publication, semble-t-il) la nouvelle fait partie de la série de textes composés par Balzac pour alimenter la Chronique de Paris, dont il était devenu le propriétaire majoritaire. Se succèdent (janvier-mai) La Messe de l'athée, L'Interdiction, Facino Cane, qui trouveront place à peu près ensemble dans les 2e et 3e livraisons des Etudes philosophiques, série alors « ouverte ». Mais L'Interdiction, qui plonge dans l'actualité, comme l'a montré Guy Sagnes (Pl., III, 420), est une oeuvre complexe, et rassemble plusieurs thèmes dans « la forme nouvelle des études ». Elle touche autant à la politique, à l'origine des fortunes mobilières, à l'exercice de la justice, qu'a  la pratique de la charité et aux problèmes de la famille. Le classement de 1839 convient bien à ce texte construit sur l'opposition – propre aux Scènes de la vie parisienne – entre l'« extrême mal », représenté par le beau monde parisien, dominé par la passion de l'argent, et l'« extrême bien », incarné par les figures nobles et vertueuses du marquis d'Espard et du juge d'instruction. Mais c'est en riche compagnie (avec Le Père Goriot, Le Colonel Chabert, Pierre Grassou et La Messe de l'athée) que le roman s'intègre, pour l'avenir, aux Scène de la vie privée, où il forme couple en quelque sorte avec Le Contrat de mariage. Plusieurs de ces romans tournent autour d'un même sujet. : les catastrophes qui menacent les structures familiales. Mais la marquise d'Espard l'emporte en noirceur sur Evangélista, et se rapproche plutôt de la comtesse Ferraud (Le Colonel Chabert). L'Interdiction est bien un roman du mensonge, et de la mauvaise mère, et appartient en cela à la vie privée et à ses secrets.