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JESUS-CHRIST EN FLANDRE

par Roland CHOLLET

 

I. L'HISTOIRE

La donnée du conte qui sert de prologue est simple. Nous sommes ramenés à une époque imprécise, mais ancienne, qui sollicite chez le lecteur les images de Moyen Âge ou de Renaissance qu'il garde dans son musée intérieur. Quatorze personnages, des pauvres et des riches, des nobles, des notables, des gens du peuple –  en qui on peut voir comme l'abrégé de la société flamande ou, si on préfère, de l'humanité en général –  ont pris place sur la barque qui relie l'île de Cadzant à Ostende. Un inconnu monté à bord au dernier moment, et accueilli parmi les pauvres, polarise l'attention des voyageurs. Quand la barque sombrera, c'est à ce mystérieux passager, en qui le lecteur reconnaît peu à peu le Christ, que les naufragés survivants devront leur salut. Mais ne seront ramenés sains et saufs sur la côte, à pied sec sur les flots, que ceux qui ont su croire et vouloir. Croire et vouloir, telle est la moralité de cette pseudo-légende édifiante.

C'est dans l'église du couvent qu'on a construit sur le lieu du miracle que le narrateur a été l'objet, en 1830, de l'hallucination qui constitue la deuxième partie de notre petite oeuvre. L'historicité insolite de cette datation contraste avec l'intemporalité de la première partie. Ici le lecteur est discrètement invité à se demander s'il existe des analogies signifiantes entre la chute des Bourbons et la dislocation délirante du monument dans le rêve raconté. Deux images fantasmées vont scander la fin de l'hallucination. A l'Église, qui lui apparaît sous les traits d'une vieille prostituée miséreuse – première image – , le narrateur reproche avec véhémence d'avoir failli à sa mission, avant que, retrouvant un bref instant son apparence virginale – deuxième image – , l'apparition ne réitère l'injonction évangélique de la première partie : « Vois et crois ! » A quoi répond la profession de foi de l'écrivain dans le dernier paragraphe, mais sous la forme d'un credo politique qui fait écho à la formule célèbre de l'Avant-propos de La Comédie humaine (1842) : « la Religion, la Monarchie, deux nécessités que les événements contemporains proclament, et vers lesquelles tout écrivain de bon sens doit essayer de ramener notre pays ».

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Jésus-Christ en Flandre n'apparaît sous sa forme définitive qu'en 1846 dans l'édition Furne. Il résulte de la fusion, à cette date, du conte homonyme (1831) qui donnera son titre à l'oeuvre, avec un autre conte philosophique de 1831, L'Église, dont le titre reparaît subrepticement – majuscules comprises – dans le dernier mot du texte fusionné.

Voici brièvement l'historique d'une genèse compliquée, pour laquelle nous n'avons ni manuscrit ni épreuve.

– Première partie (correspondant à l'épisode initial du conte flamand)

Intitulé Jésus-Christ en Flandre, ce conte paraît entre le 20 et le 22 septembre 1831, chez Gosselin, dans le tome III des Romans et contes philosophiques. Il est repris :

le 9 décembre 1831 dans le second tirage de la même édition ;

le 16 juin 1832, au tome II des Contes philosophiques, chez Gosselin ;

le 23 mars 1833, au tome IV des Romans et contes philosophiques, chez Gosselin ;

le 24 mars 1836, au tome XXII des Études philosophiques, chez Werdet. Cette édition est beaucoup plus remaniée que les précédentes.

– Deuxième partie (correspondant au récit de l'hallucination)

a) Intitulé L'Église, ce conte – formé par la réunion de deux articles de journal (voir ci-après sous b) – a la même carrière éditoriale que Jésus-Christ en Flandre. Dans les éditions Gosselin, de 1831 à 1833, L'Église vient immédiatement à la suite de Jésus-Christ en Flandre. Dans l'édition Werdet, elle en est séparée par Melmoth réconcilié, preuve que Balzac, en 1836, n'a pas encore songé à faire fusionner les deux oeuvres.

b) Le début de L'Église, et quelques lignes de la fin, proviennent d'un article intitulé « La Danse des pierres », signé du pseudonyme « Le Comte Alex de B.... » (quatre points), et publié sous la rubrique FANTAISIES dans La Caricature le 9 décembre 1830. L'auteur y racontait une hallucination dans la cathédrale Saint-Gatien à Tours. Cette fantaisie onirique n'avait pas – du moins en apparence – de sens symbolique et ni la révolution de Juillet ni la situation de l'Église n'y étaient évoquées. 

L'épisode de l'apparition de l'Église sous les traits d'une vieille femme est emprunté à un autre article intitulé Zéro, conte fantastique, publié sous le pseudonyme rabelaisien d' « Alcofribas » dans La Silhouette du 3 octobre 1830. Le narrateur y racontait sa rencontre avec la vieille femme, rue Croix-des-Petits-Champs, à Paris. Zéro est un texte violemment anticlérical accordé à la doctrine crypto-républicaine du journal où paraît l'article.

Dans L'Église, l'épisode parisien de Zéro est transposé à Tours, où a lieu l'hallucination. Précisons que l'orientation politique légitimiste du récit apparaît dès la première édition de L'Église, en 1831, dans les Romans et contes philosophiques.

– Le texte fusionné (Jésus-Christ en Flandre + L'Église)

La fusion des deux contes n'intervient que dans l'édition Furne, en 1846, au tome XIV de La Comédie humaine, t. I des Études philosophiques. On sait par une lettre de Balzac à Madame Hanska en date du 15 février 1845 que l'auteur a décidé de réunir L'Église et Jésus-Christ en Flandre, et qu'il travaille, « depuis un mois » dit-il, à cette opération. Corrigeant d'arrache-pied, il restructure l'oeuvre autour de l'allégorie politique légitimiste. Toute la scène passe alors de Tours –  où elle était située jusqu'à l'édition Werdet –  en Flandre, vers la fin du texte où était situé dès l'origine le conte flamand. D'où la dédicace à Marceline Desbordes-Valmore, « fille de la Flandre », de « cette naïve tradition des Flandres ». C'est dans cette dernière édition qu'apparaissent les allusions à la révolution de 1830 et à la chute de Charles X. Le dernier paragraphe, qui constitue l'épilogue politique du texte, scelle, en 1846, ces remaniements. La date ( Paris, février 1831) est évidemment symbolique : c'est le mois du sac de l'archevêché (le 15 février). Dans l'exemplaire dit Furne corrigé, le texte n'a droit qu'à trois coups de plume : deux corrections de ponctuation et l'indication d'une interversion de deux mots, qui peut faire sens : Sciences. Histoire. Littératures au lieu de Histoire. Sciences. Littératures pour les inscriptions sur les statues allégoriques.

 

III. PERSONNAGES

Il faut des guillemets. Cependant, pour allégoriques ou symboliques qu'ils soient, par nécessité générique, les « personnages » de ce texte double ont tous une histoire virtuelle, une destinée, et des traits spécifiques. Des passagers et de l'équipage de la barque, deux reçoivent un nom, la vieille Mme de Rupelmonde, qui périra noyée, et surtout le rameur Thomas, qui doit s'y reprendre à trois fois pour être sauvé.

Restent les deux figures hors échelle, une par section : le Sauveur, dans le rôle de Jésus-Christ marchant sur les eaux (qui est d'abord un « homme » à tête nue, qu'on prend pour un bourgmestre, et qui sera l'HOMME après le miracle) ; l'Eglise, présente sous les deux espèces d'une vieille prostituée et d'une jeune fille angélique.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Ce texte en diptyque marie le « merveilleux » du conte populaire et la « fantasmagorie » d'une hallucination dont le narrateur dit avoir fait l'expérience. Des affinités secrètes se font jour entre ces deux tableaux successifs hantés d'apparitions : le premier, « avec sa moralité [...], son fantastique [...], son sens caché », ses paraboles ; le second, situé « comme sur la limite des illusions et de la réalité », et chargé de symboles jusqu'à l'allégorie. On admirera le dynamisme et la fantaisie de cette oeuvre étrange, dont l'unité esthétique et idéologique a été conquise de haute lutte sur les éléments disparates de sa genèse. Le lecteur de Séraphîta assiste, médusé, à l'assomption d'un ange androgyne, qui a, cent pages durant, habité La Comédie humaine. Gageons qu'il sera encore plus étonné de rencontrer ici le Christ en personne, lors de « la dernière visite que Jésus ait faite à la terre » –  mais les Études philosophiques, auxquelles Jésus-Christ en Flandre appartient, n'ont-elles pas pour fonction, entre autres, de frapper de suspicion les lectures simplistes du réalisme balzacien ?