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LOUIS LAMBERT

par Isabelle TOURNIER

 

I. L'HISTOIRE

A quatorze ans, en 1811, enfant sublime et « vrai voyant », Louis Lambert rencontre Mme de Staël qui, frappée par son intelligence, le fait entrer à ses frais au collège de Vendôme. Soumis à la férule des Oratoriens, brimé dans sa quête spirituelle et sa fièvre de lecture, il y passe, malgré l'amitié du narrateur, trois années douloureuses. Ses expériences de pressentiments et de seconde vue le poussent à rédiger un Traité de la volonté. Fin 1819, dans une lettre à son oncle, il confesse les réflexions critiques que lui ont inspirées trois ans de séjour à Paris. Revenu à Blois, il s'éprend de Pauline Salomon de Villenoix à laquelle il adresse des lettres passionnées qui consacrent leur mutuel amour. Lorsqu'en 1823 le narrateur le retrouve, tombé en catalepsie à la veille de son mariage, il est jugé fou par tous, sauf par Pauline qui consigne les idées qui lui échappent. Louis meurt le 25 septembre 1825.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Vers le 25 novembre 1832, Balzac écrit à son amie Zulma Carraud, alors que vient d'être publié, le mois précédent, sa Notice biographique sur Louis Lambert: : « Hélas [Louis Lambert] est incomplet. Je me suis encore trop pressé. Il y manque des développements et bien des choses que je suis en train de faire,  et, dans la prochaine édition, il sera bien changé, bien corrigé.» (Corr., II, 178). Voilà qui pourrait servir d'emblème à l'histoire d'un texte toujours en quête de son « point de perfection » (LHB I, 239). Car, plusieurs fois repris, médité, étendu, retitré, le Louis Lambert que nous lisons aujourd'hui est le résultat d'une évolution laborieuse voire besogneuse qui, du  manuscrit de 1832 au Furne corrigé de 1846, bouleversa l'oeuvre au point d'en tripler le volume et d'en modifier en profondeur le sens et la portée. La Notice initiale est le canevas d'une vie : elle s'enrichit au fil des éditions de nombreux passages spéculatifs, de la lettre à l'oncle sur l'état social de la France, des pensées finales, tandis que le séjour à Vendôme s'étoffe. Chaque étape sans exception apporte ses variantes. Le résultat final témoigne de l'activité de penseur de Louis, génie foudroyé, mais garde un caractère un peu composite du fait même de cette élaboration par paliers. Balzac resta pourtant très attaché à cette oeuvre « chérie, tant caressée » (LHB I, 573), longuement pensée et portée, prédilection dont témoigne le luxe exceptionnel des reliures qui conservent les documents de sa genèse.

1) Pour l'édition originale : Notice biographique sur Louis Lambert:, dans le volume in-8 des Nouveaux contes philosophiques, Gosselin, (B.F. 20 octobre 1832), avec la dédicace « Dilectae dicatum / Et nunc et semper./ 1822-1832 » (A la chère entre toutes [Mme de Berny] /Et maintenant et toujours), on conserve les états préparatoires suivants :

– sous la cote Lov. A 160, un manuscrit autographe de 59 ff., rédigé à Saché en juin-juillet 1832,  doté d'une préface et d'une conclusion supprimées dans les  premières épreuves.

– sous la cote Lov. A 161, un premier jeu d'épreuves,  complet, corrigé fin juillet-début août et envoyé d'Angoulême. Offert par Balzac à Mme de Castries, il est relié sous maroquin brun aux armes du baron Roger d'Aldenburg, son fils. A ce stade, ajout de quelques pensées finales et diverses coupures suggérées en particulier par Mme de Berny (Corr., II, 81-83). Lambert y meurt à la fin. Il nous manque le 2e jeu d'épreuves, corrigé à Lyon, le 26 ou 27 août, qui portait le « bon à tirer », la dédicace et  de nouvelles pensées finales.

2) Histoire intellectuelle de Louis Lambert. Fragment extrait des Romans et contes philosophiques, Gosselin, in-18, janvier 1833. Une épigraphe est ajoutée : « Au Génie, les Nuées du Sanctuaire ; à Dieu seul, la Clarté. ». Pour cette édition qui réoriente la figure de Louis lequel, de pur spiritualiste, devient plus matérialiste, Balzac a utilisé une édition Gosselin 1832 (Lov. A 161 bis) reliée en « maroquin rouge à grain long, dos et plats ornés de compartiments dorés et à froid, mosaïque de maroquin bleu et vert, [portant] au centre du plat supérieur : Et nunc et semper ». Ce chef-d'oeuvre de bibliophilie, offert à Mme de Berny, comporte d'abondantes corrections et 25 feuillets intercalés d'additions, notamment sur Vendôme et sur le Traité de la Volonté. Les différences entre ce texte et l'Histoire intellectuelle sont menues. Un autre exemplaire de la Notice relié en veau glacé cerise portant de rares corrections autographes, a peut être également servi (aujourd'hui dans une collection privée) à ce stade.

Pour les trois éditions suivantes, l'ordre de composition diverge de l'ordre de publication. Nous choisissons le premier.

3) Histoire intellectuelle de Louis Lambert « revue et considérablement augmentée », dans la 2ème livraison des Études philosophiques, aux tomes XXIII et XXIV, in-12, fin août ou fin septembre 1836. Cette édition, la cinquième dans l'ordre de publication, est en fait la troisième. Elle offre en effet un état du texte antérieur à celui des deux éditions du Livre mystique (décembre 1835-janvier 1836) car, composée avant, elle est retardée. Son histoire est la suivante : fin janvier 1833, Balzac mécontent du Louis qui vient de paraître, le déclare le « plus triste de tous les avortons » (LHB I, 21). Entre février et avril, il le retravaille. Le 16 juillet 1834, un contrat avec Werdet, son nouvel éditeur, prévoit une publication fin novembre dans les Études philosophiques. Balzac se lance dans une vaste campagne de révision qui passe par

– 106 pages de la 2e édition Gosselin qu'il corrige modérément  (Lov. A  162, fos 1-55)

– des épreuves corrigées entre mars et juillet dont demeurent quelques fragments, parmi lesquels un premier texte de la lettre à l'oncle. Celle-ci occasionne des épreuves spécifiques, un manuscrit, d'autres épreuves (10 à 12 prétend Balzac, LHB I, 261) et donne lieu à une publication partielle : « Lettre inédite de Louis Lambert » dans la Revue de Paris du 23 août 1835 (le tout dans Lov. A 160, f°s de 64-110). De même, les pensées finales bénéficient d'au moins cinq épreuves pour greffer en italique ce qu'on appelle les « les pensées du jardin »,  du nom de l'endroit où Balzac en eut l'idée, dans le parc du château de Weinhein, en Autriche (LHB I, 668). Le 18 juillet, il juge avoir terminé le texte pour les Études philosophiques (LHB I, 261). Ces passages nouveaux intégrés, un autre Louis surgit qui, ayant fait l'expérience désillusionnante de la Société, revient  en Touraine pour y chercher la synthèse d'un système unitaire et l'intensité de la vraie vie.    

 4 et 5) Au tome I (sur II) du Livre mystique, Histoire intellectuelle de Louis Lambert (extrait des Études philosophiques), préfacé, in-8, Werdet, fin novembre ou  début  décembre 1835.

Malgré sa date de publication précoce, cette édition correspond à un état du texte postérieur à celui des Études philosophiques qu'il corrige sur épreuves, légèrement et du seul point de vue stylistique. Le  23 janvier 1836, dans une proximité commercialement maladroite, 2e édition, même éditeur, format, tomaison, préface. Quelques corrections, de nombreuses coquilles.

6) Louis Lambert suivi de Séraphîta, « nouvelles éditions revues et corrigées », Charpentier,  in-18, juin 1842, avec une note signée « l'éditeur », supprimée en Furne qui détaille les différentes éditions antérieures du texte (Pl., XI, 1489). Balzac change le titre, quelque noms, respiritualise son héros, et allonge encore la lettre à l'oncle. Les invendus sont remis en vente en 1845.

7) Furne (19 août 1846). Louis Lambert se situe au 16e volume, avant-dernière Étude philosophique avant Séraphîta, ce qui correspond à sa place dans le Catalogue de 1845 (n° 131). Quelques corrections de présentation et de style.

8) Furne corrigé se contente de corrections de forme sauf sur la fin, intacte.

 

III. PERSONNAGES

– Louis LAMBERT (1797-1824) : il réapparaît à trois reprises. A une date indéterminée, dans un salon, « pâle et très chevelu, [...] il ose parler de son système » (Aventures administratives d'une idée heureuse, paru dans Les Causeries du monde du 10 mars 1834). Durant une période de calme où Pauline l'emmène en Bretagne, il est le narrateur d'Un drame au bord de la mer (Werdet, déc. 1834). Enfin, dans l'édition Souverain de Un grand homme de province à Paris (2ème partie d'Illusions perdues, juin 1839), on apprendra qu'il a été membre du Cénacle pendant son séjour à Paris.

– Abbé LEFEBVRE : c'est à cet oncle (maternel) que Louis adressera le récit qui constitue Un drame au bord de la mer .

– NARRATEUR : anonyme et non reparaissant, on ne sait de lui que ce que Louis Lambert nous apprend.

– Germaine NECKER dite Mme de STAEL (1766-1817) : femme de lettres. Son intervention fictionnelle dans Louis Lambert est unique dans La Comédie humaine mais elle y est mentionnée  pour ses oeuvres ou sa vie plus de vingt fois.

– Pauline SALOMON DE VILLENOIX (née en 1800) : c'est deux mois avant le début de la rédaction de Louis Lambert  que Balzac a crée son personnage dans le manuscrit des Célibataires. Deuxième histoire : Le Curé de Tours (Mame et Delaunay-Vallée, mai 1832). Initialement vieille bigote amie de l'abbé Birotteau, elle reçoit en cours de rédaction un passé de femme aimante dont le fiancé est devenu fou. Louis Lambert développe donc cette esquisse de scénario. On la retrouve avec Louis dans Un drame au bord de la mer .

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Jugé passionnant ou abscons, Louis Lambert fascine ou repousse. Malgré une réception initiale assez modeste et perplexe (Pl., XI, 1476), il semble qu'il ait trouvé ses lecteurs mais le nombre d'éditions témoigne peut-être autant du prurit correcteur de Balzac que de la longévité de son succès. Toutefois, selon la note de juin 1842, attribuée à Charpentier, les tirages réunis de toutes les éditions « équivalent à cinq mille exemplaires environ » auxquels s'ajoutent « les 2000 de cette nouvelle édition ». Si l'on sait qu'il n'y eut que 1600 exemplaires Charpentier, on peut douter de ces évaluations généreuses. Aujourd'hui, si Louis Lambert est mal représenté en livre de poche et probablement peu lu, la faute en incombe sans doute à son mysticisme très XIXe siècle. Il continue cependant à susciter les gloses de ceux qui s'intéressent à la pensée de Balzac (Per Nygrog, Arlette Michel), à son système (Max Andréoli) ; on le juge, malgré l'irréductible ambivalence du texte sur ces questions, spirirualiste (Philippe Bertault, Henri Gauthier) ou matérialiste (Pierre Barbéris), à moins qu'on y cherche un matériau biographique et le récit des souffrances de l'enfant Honoré, qu'il partage avec Le Lys dans la vallée. On trouvera ces références dans la Bibliographie générale. Tout récemment, Philippe Sollers voyait dans Louis Lambert une manière d'exorcisme : « tout écrivain a à faire, un jour ou l'autre, l'épreuve de la folie ». Telle serait du mois « la hantise » de Balzac qui s'en tire « en laissant son double “chez les anges” et en se mettant avec un acharnement redoublé à sa Comédie. » (Le Monde, vendredi 8 janvier 1999.)