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LA MAISON NUCINGEN

par Eric BORDAS

 

I. L'HISTOIRE

Récit de la haute finance vicieuse et triomphante, tout comme César Birotteau est le récit du commerce vertueux et vaincu, La Maison Nucingen est certainement le texte le plus vénéneux de La Comédie humaine.

En 1836, de l'autre côté de la cloison d'un célèbre restaurant parisien, un homme surprend la conversation de quatre journalistes échauffés par un bon repas, Finot, Blondet, Couture et Bixiou. Ceux-ci commentent l'étonnante réussite de Rastignac, qui a dû son succès à la Maison Nucingen, la fameuse banque parisienne. Pour avoir compris très tôt « que l'argent n'est une puissance que quand il est en quantités disproportionnées », Nucingen a choisi de stimuler des liquidations : il suspend ses paiements et propose à ses débiteurs des valeurs mortes, titres dont le prix répond au montant des créanciers quand leur valeur en Bourse est très inférieure ; le marché conclu, il reprend ses paiements. Au fil des années, Nucingen perfectionne encore la technique : il fait croire par des hommes crédibles, comme Rastignac donc, à l'imminence de sa liquidation pour décider les créanciers à échanger d'eux-mêmes leurs capitaux en valeurs mortes ; il se retrouve alors détenteur des investissements qu'on lui a abandonnés. Il parachève ensuite l'opération en rachetant à bon compte les actions artificiellement surestimées au moment où elles devaient sembler un investissement fiable. « Les lois sont des toiles d'araignées à travers lesquelles passent les grosses mouches et où restent les petites », conclut Blondet.

 

II. HISTOIRE (S) DU TEXTE

Comme l'attestent les hésitations entre plusieurs titres fréquemment mentionnés par Balzac, La Maison Nucingen est un projet qui a occupé le romancier très longtemps, avant même qu'il n'en écrive une seule ligne. La rédaction, une fois commencée, semble très laborieuse, et s'étend du 20 octobre au 15 novembre 1837. La correspondance de l'auteur insiste surtout sur l'énorme travail que fut la correction des épreuves destinées à La Presse, avec des transferts considérables de certains passages, de La Maison Nucingen à César Birotteau, récit parallèle dans sa conception, et les problèmes de raccords que cela implique. Phénomène rare chez Balzac : il retranche, pour une fois, au moins autant qu'il ajoute. Tout ceci s'achève sur le refus de Girardin de publier le récit dans son journal : les raisons exactes n'en sont pas connues, mais cette histoire de spéculation ne pouvait guère lui plaire de toute façon. Balzac donne aussitôt son texte à Werdet, moyennant quelques retouches, pour être édité avec La Femme supérieure et La Torpille – autre refus de Girardin.

La Maison Nucingen paraît le 24 septembre 1838, à Paris, chez Werdet, avec un envoi à Zulma Carraud, et une préface. Deux volumes in-8, comprenant, dans l'ordre, La Femme supérieure (Les Employés), La Maison Nucingen (au tome II) et La Torpille (future Esther des Splendeurs et Misères). Le manuscrit n'a pas été retrouvé, mais sept jeux d'épreuves complets sont conservés par la collection Lovenjoul (Lov. A 125). En novembre, sort un tirage en 3 vol. in-12, où a disparu la préface.

La Maison Nucingen paraît le 28 septembre 1844, à Paris, chez Furne, Dubochet et Cie, Hetzel, dans La Comédie humaine, tome XI, troisième volume des Scènes de la vie parisienne, avant Pierre Grassou ; l'envoi à Zulma Carraud est devenu une dédicace.

 

III. PERSONNAGES

– Malvina et Isaure d'ALDRIGGER : la seconde des soeurs épouse Beaudenord ; toute la famille se retrouve ruinée avec lui par Nucingen.

– Godefroid de BEAUDENORD : dandy parisien victime des fausses liquidations de Nucingen.

– Jean-Jacques BIXIOU : ancien employé au ministère des finances, dessinateur caricaturiste, blagueur et sans scrupule. Il réapparaît très souvent, comme les suivants. 

– Emile BLONDET : « un des anciens princes de la critique parisienne, esprit cynique. Voir sa « fin » dans Les Paysans.

– DU TILLET (Ferdinand, dit) : un des hommes de paille utilisés par Nucingen. Pour ses débuts voir César Birotteau.

– Andoche FINOT : journaliste aux entreprises très diverses ; des quatre amis, il est le seul « parvenu, mais seulement au pied de l'échelle ». Une constante du personnage est son amitié avec Félix Gaudissart.

– Baron de NUCINGEN : banquier d'origine allemande, l'homme fort de la vie financière à Paris, rusé et sans scrupule. Pour plus d'intimité voir Splendeurs et misères des courtisanes.

– Eugène de RASTIGNAC : un autre des hommes de paille de Nucingen, qui fait ainsi sa carrière ; il est, en outre, comme on sait, l'amant de la femme du banquier (voir ses débuts dans Le Père Goriot).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Bernard Guyon, dans une préface, déclarait qu'il était bien dommage que personne ne puisse rien comprendre aux opérations financières de Nucingen. Il est certain qu'il faut relire plusieurs fois le texte pour parvenir à démêler les fils particulièrement enchevêtrés des actions et des discours. Mais cette complexité, spéculative et énonciative, est le sens même de l'anti-fiction que Balzac est en train d'inventer. C'est pourquoi, révérence parler, on peut se demander si les études érudites qui ont cherché à reconnaître les modèles de Nucingen, qui ont mesuré la part d'invention de Balzac par rapport à un repère historique comme Rothschild, n'ont pas commis l'erreur de vouloir ramener le réel référentiel – incontestable – au niveau du factuel concret, quand l'effort de Balzac est de susciter un objet, concret dans son avoir, et donc son pouvoir, mais abstrait dans sa représentation. Texte chéri de la critique marxiste des années 1960-1970, en ce que le réquisitoire balzacien y est, effectivement, un laminoir pour le capitalisme naissant, La Maison Nucingen est peut-être un texte coupable de trop bien réussir dans son processus de subversion du réel par le discours. D'où des difficultés de lecture. Si le réel social s'est laissé diaboliser avec La Peau de chagrin (1831), ce schème élémentaire de signification semble, avec La Maison Nucingen, avoir franchi un pas de plus dans son parcours de déréalisation, et être désormais dialogisé. Les événements n'existent plus ; seuls demeurent des discours qui sont des actions. C'est aussi la fin du roman.