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UN MENAGE DE GARÇON

par Claude DUCHET

 

I. L'HISTOIRE

C'est l'un des romans balzaciens les plus « incidentés ». Les deux frères Bridau, Philippe et Joseph sont issus de l'heureux mariage d'Agathe Rouget, fille mal-aimée d'un médecin d'Issoudun, enrichi et débauché, avec un intègre chef de bureau, idolâtre de l'Empereur. En 1809, à la mort de leur père, tué à la tâche, début du mélodrame. Ils sont élevés dans un appartement modeste qui « sent la province et la fidélité », entre deux veuves : leur mère qui chérit l'aîné, futur « sabreur », vulgaire et égoïste, tout en méconnaissant le génie de peintre et l'amour filial du second ; et sa tante, Mme Descoings, ex-belle épicière, qui aime les « bons petits plats » et « met à la loterie ». Après 1815, tandis que Philippe, chef d'escadron et officier de la Légion d'honneur, refuse de se rallier aux Bourbons, devient un bonapartiste de café, pompe dans la caisse du journal libéral dont il est caissier, joue, vole son frère, vole sa mère, vole Mme Descoings le jour où elle aurait gagné trois millions, Joseph, seul, pauvre et bon fils, mène une lutte sans merci pour imposer une peinture trop novatrice pour être reconnue. Mme Descoings meurt. Philippe vole des tableaux déposés chez son frère, la mère renie enfin le « fléau de la famille ». Au sortir de l'hôpital des Vénériens, miséreux, il se fait prendre (dupe ou mouchard, on ne sait) dans une conspiration d'officiers.

Agathe rentre alors en contact avec sa marraine d'Issoudun, Mme Hochon. Elle apprend ainsi que son frère, Jean-Jacques, parfait abruti qui, à ce qu'on dit, a succédé à son père dans le lit et à la table de la servante de la maison, Flore Frazier (la Rabouilleuse), s'apprêterait à la déshériter au profit de cette maîtresse et de l'amant de coeur de celle-ci, lui aussi ex-soldat de l'Empereur et champion local de l'Opposition, Max(ence) Gilet. Agathe et Joseph partent en Berry, échappent de justesse au piège tendu par Gilet et sa bande des « Chevaliers de la Désoeuvrance » et rentrent à Paris sans avoir rien réglé, tandis que débarque à Issoudun Philippe qui, finalement condamné à cinq ans de résidence surveillée, entend « rattraper la succession » à son exclusif profit. Il effraye Flore qui a la maladresse de vouloir se faire donner par Jean-Jacques une rente pour pouvoir épouser Max à Paris. Mais la procuration nécessaire ne sera jamais signée. Philippe tue Max en duel. Il épouse Flore, veuve de son oncle qu'il a fait achever (par un pâté de foie gras ou une certaine Mlle Lolotte, 17 ans, on ne sait). Il met la main sur le million de la succession, se rallie et devient comte de Brambourg, refuse un quelconque soutien à son frère, ce qui tue une Agathe enfin désillusionnée, élimine Flore, contaminée par une « maladie à faire trembler les médecins », perd beaucoup d'argent en croyant à la solidité du régime en février 1830. En 1839, en Algérie, il meurt au combat, la tête coupée par des yatagans. Joseph, devenu comte et héritier des tableaux familiaux, reçoit « avec modestie les faveurs de la destinée ».

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

projet intitulé en juillet 1839, Le Bonhomme Piedefer (Lov. A 202, f° 1), puis Le Bonhomme Rouget (LHB I, 501 ; 20 janvier 1840). Dès le départ associé à Pierrette et classé dans Les Célibataires, le texte se configure très tôt autour d'un trio de personnages : « Maxence Jairy, Flore Brodais, Piedefer » inscrits au f° 20 de Pensées, sujets, fragments. Comme souvent, c'est un impératif extérieur, ici en l'occurrence une avance sur copie à rembourser à La Presse, qui précipité en août 1840 le début de la rédaction. Mais la publication, se fait en deux moments, séparés par 20 mois d'intervalle.

– 15 feuillets sont livrés le 19 septembre 1840 mais la suite donnée en novembre, trop abondante et dépassant les 3050 francs dus, sans laisser prévoir de dénouement, inquiéta La Presse. Elle retarda la publication jusqu'à ce que le succès d'Une ténébreuse affaire chez son concurrent Le Commerce ne la décide. Les Deux Frères parurent en feuilleton du 24 février au 4 mars 1841, en 9 livraisons pour 9 chapitres. Il s'arrêtait sur la phrase : « Et tu seras toujours une imbécile de mère ! »

– Le mouvement de l'écriture étant interrompu, le contrat signé le 11 avril 1841 avec Souverain et Lecou (Corr., IV, 264) ne suffit pas à la relancer. Ce n'est qu'en août 1842 que Balzac reprend la rédaction qui est achevée le 14 octobre (LHB I, 602). Il faut attendre le 26 octobre pour que paraissent, toujours dans La Presse, un résumé de la 1ère partie, puis, du 27 octobre au 19 novembre 1842, la seconde partie, 16 chapitres en 21 feuilletons, sous le titre Un ménage de garçon en province. Le dernier feuilleton est suivi d'un « Envoi » à M. Charles Nodier. Cette partie est imprimée a partir des « bonnes feuilles » composées pour l'édition Souverain, qui réunit juste après, le 1er décembre, en 2 vol, in-8, les deux épisodes, divisés en trois parties et en chapitres, précédés du texte de la « Dédicace » à Nodier, et intitulés curieusement du titre de la seule 1ère partie : Les Deux Frères. Pour cette seconde phase de rédaction, on possède le manuscrit d'Un ménage (Lov. A 198, fos 73-205, complet à l'exception de l'avant-dernier folio, numéroté 133 par Balzac) et des épreuves et placard très mal classés dans le dossier de Lovenjoul, correspondant à trois jeux incomplets de la totalité et un 2e jeu supplémentaire pour la 3e partie. Selon René Guise qui a inventorié le dossier pour l'édition de la Pléiade, il nous manque au moins trois jeux. Entre la version Souverain et celle de La Presse, quelques différences mineures, imputables non à Balzac mais aux coquilles des typographes et à la censure d'un journal pudibond.

– Republication du texte entier, repris de Souverain, au volume VI du Furne, tome II des Scènes de la vie de province. Les Célibataires. Troisième histoire, (27 avril 1843), cette fois sous le titre de la seule seconde partie Un ménage de garçon en province. Selon la règle générale de cette édition, n'y figurent ni parties, ni chapitres mais elle conserve la Dédicace. Pas d'épreuves. Presque pas de corrections dans le Furne corrigé, sauf une, essentielle : le texte La Rabouilleuse (voir ci-dessous).

 

III. PERSONNAGES

On peut s'en tenir à ceux qui justifient les titres successif envisagés par Balzac et autour desquels le roman se construit : Rouget, les deux frères Bridau, Rabouilleuse.

– flore BRAZIER : c'est la fille du peuple, condamnée dès l'origine, pour peu qu'elle sorte de sa condition ou ne rencontre pas un Bénassis. Elle est programmée par son nom, de la fleur au feu (elle finit brûlée par les « liqueurs »). Très tôt orpheline, à la garde d'un oncle alcoolique et d'une tante qui la hait. Elle est cependant, à douze ans, une « petite fille ravissante », un « miracle de beauté » aux yeux du vieux Rouget qui la découvre « quasi nue » dans la rivière, occupée à rabouiller. Il l'achète à son parâtre, cent écus par an. C'est François, l'un des « cinq Hochons » qui révèle son surnom méprisant, dans les « gisettes » d'Issoudun. Rouget entreprend son éducation, se réservant sans doute d'en recueillir les fruits. Ce ne serait pourtant que le « 15 avril 1806 » que Flore cesse d'être une « honnête fille », en devenant la maîtresse du fils Rouget. En 1815, dans « l'entier développement de sa beauté », elle règne sur la maison (et le ménage du garçon). Puis les événements se compliquent : maîtresse de Maxime en 1816, elle épouse Jean-Jacques Rouget en 1823, et devient ainsi la tante de Philippe qui la subjugue, l'épouse, en fait une éphémère comtesse de Brambourg pour mieux la dépouiller et l'achever : « Dieu se sert de lui comme un fléau ! », dit la moribonde à ceux qui sont à son chevet, avec Joseph Bridau : Bixiou, Bianchon, Desroches, les « bons » reparaissants. Pour bien comprendre le personnage, il faut rappeler qu'il est pensé par Balzac en même temps que Pierrette, comme elle en un sens une victime des « célibataires »

– Joseph BRIDAU : c'est l'un des plus beaux exemples de biographie complétée par étapes. Son apparition, comme membre du Cénacle vers 1821, date de juin 1839 dans Un grand homme de province à Paris (Illusions perdues, II). Il revient presque aussitôt dans Pierre Grassou, rédigé en août 1839 et paru en décembre, où il conseille le « héros » en 1819, le fait admettre au Salon de 1829, et retouche un de ses tableaux en 1832 devant la famille Vervelle effrayée. Son retour le plus marquant se fait du 26 juillet au 4 septembre 1842, c'est-à-dire entre les deux parties de La Rabouilleuse, dans Un début dans la vie (publié dans La Législature) : il participe aux deux voyages à Presles, celui de 1822 dans le coucou de Pierrotin et celui de 1838 dans son Hirondelle de l'Oise. De rapin farceur qui se fait passer pour le grand peintre Schinner dans le premier, il est devenu « grand homme », décoré, dans le second, et va épouser Mlle Léger, fille d'un fermier énorme et millionnaire. En juin 1843, dans Esther ou les Amours d'un vieux banquier (IIIe partie, parue dans Le Parisien et devenu dans le Furne A combien l'amour revient aux vieillards. Splendeurs et misères des courtisanes, II), on apprend que Nucigen, sur les instances d'Esther, a payé un de ses tableaux, en 1829, 10000 francs ; en avril 1844 dans Modeste Mignon (Le Journal des Débats) que, toujours en 1829, Bridau a illustré les oeuvres du poète Canalis. Très fidèle, il est souvent mentionné à ce titre, comme ami de Bixiou (Les Employés), de Gaston Marie (Mémoires de deux jeunes mariées), de Steinbock (La Cousine Bette), de Mistigris-Léon de Lora (Les Comédiens sans le savoir). D'une vie sentimentale étrangement discrète, nous ne savons rien qu'un jeu de mot sur les « aventure (s) d'amour », ajouté dans le Furne corrigé d'Autre étude de fémme.

– Philippe BRIDAU : après l'avoir crée dans Les Deux frères (voir Histoire (s) du texte), Balzc l'ajoute à des textes antérieurs, plus pour l'effet de reprise que pour nourrir une biographie déjà détaillée par La Rabouilleuse. En juin 1843, dans Esther ou les Amours d'un vieux banquier, IIIe partie (parue dans Le Parisien et intégrée dans le Furne à A combien l'amour revient aux vieillards, Splendeurs et misères des courtisanes, II), il reconnaît, fin 1829, dans Esther-Madame de Champy, la « Mlle Lolotte » fournie par Tullia pour tuer son oncle. En juillet 1843, dans une addition du Furne d'Illusions perdues, il est présenté, en 1822, à Du Châtelet comme l'auteur de l'article satirique dirigé contre lui : menacée de duel, la victime renonce à se plaindre. En novembre 1844, c'est encore l'édition Furne de La Maison Nucingen qui évoque ses trois millions « avalés » par Nucingen et du Tillet. En 1845 (mois de parution inconnu) enfin, dans un nouvel ajout Furne à Un début dans la vie, l'histoire du complot est mentionnée, son frère intercède en sa faveur, et rappelle ses campagnes algériennes.

– Jean-Jacques ROUGET (alias le bonhomme Rouget) : le personnage est en quelque sorte la réplique du Jérôme Rogron de Pierrette (même si Flore n'est pas Bathilde), mais en plus gris. Il est construit en négatif, par contraste. Agé de 37 ans à la mort de son père, dont il n'a ni la trempe, ni le caractère, ni la malice. A l'inverse de sa soeur Agathe il est incapable de grands sentiments. Elevé pour être propriétaire, c'est-à-dire rentier, c'est un inutile, un « nul », un boutonneux, malade de timidité physique et morale avant que Flore le déniaise. Il a pour elle un attachement « animal » et deviendra une proie facile entre les mains de son neveu Philippe. Resté célibataire dans le mariage, incapable d'être père (« le plus caduc des vieillards »), ce garçon de province sera tué par Paris.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Un ménage de garçon a, dans l'édition Furne, un titre incommode. D'abord parce qu'il met exclusivement l'accent sur un seul élément de l'intrigue, qui n'est pas spécifique, ensuite parce que l'intérêt du roman naît en partie de la tension et des interférences entre deux espaces, le parisien et le provincial, chacun jouant à son tour contre l'autre, et enfin parce que le récit est si foisonnant en ricochets d'intrigue, en figures originales (Madame Descoings et son « terne », les garnements d'Issoudun, leur victime le marchand de grain Fario, par exemple, sans oublier Flore elle-même, née d'un ruisseau à écrevisses) qu'il excède de beaucoup l'existence d'un célibataire lubrique et glouton. Le problème semble plutôt inverse : pourquoi pas un autre titre et surtout pourquoi pas celui sous lequel il est maintenant connu, et qui paraît avoir, entre autres mérites, celui de piquer l'attention par un régionalisme expressif, de s'inscrire dans le paradigme balzacien des noms propres éponymes et de s'adapter à la trajectoire symbolique d'une vie entière. Ce titre ne fut donc jamais publié du vivant de Balzac : prévu dans le contrat Souverain-Lecou, il ne reçut confirmation que sous la forme d'une annotation manuscrite, sur le Furne corrigé par Balzac, après avril 1843. Cette disparition témoigne d'une dépendance vis-à-vis du contexte feuilletonesque, de ce support inauguré en 1836 avec La Vieille Fille, et en passe de devenir un genre en 1842-1843. En effet, hasard malheureux, à cette date, lors des sorties en volumes du roman chez Souverain puis chez Furne, triomphaient dans Le Journal des Débats, Les Mystères de Paris d'Eugène Sue et leur virginale héroïne, Fleur-de-Marie, surnommée... la Goualeuse. Ce succès indisposait Balzac, méprisant mais frustré. Pas question pour lui de paraître copier Sue, en soulignant une analogie que la critique, malveillante, avait immédiatement épinglée. La correction du Furne montre pourtant qu'il tenait à cette substitution, peut-être parce que le titre raturé, Un ménage de garçon en province, était trop redondant avec le sur-titre, Les Célibataires. Quant à celui de la première partie, Les Deux Frères, qui fut aussi, on l'a vu, celui de l'édition Souverain, s'il rendait parfaitement compte du sujet, il en révélait peut-être, indiscrètement, le caractère fantasmatique et la valeur de règlement de comptes familial : comment ne pas voir dans le contraste, passionnément excessif, du génial et généreux Joseph et du lamentable et vicieux Philippe, Honoré et Henri, ce demi-frère, tant-aimé de Mme Balzac... L'outrance du texte vient d'une esthétique feuilletonesque mise ici au service d'une projection vengeresse et autorisant un double meurtre symbolique.