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MODESTE MIGNON

José-Luis DIAZ

 

I. L'HISTOIRE

Une « jeune personne » de province (Modeste), passionnée de lecture, écrit à un poète parisien (Canalis), qui, accablé de telles correspondances, abandonne celle-ci aux bons soins de son secrétaire (Ernest de La Brière). L'intrigue se corse lorsqu'il apparaît au sensible et honnête La Brière que sa correspondante émoustillée se trouve être une riche héritière (six millions !). Au risque de se voir rabrouer définitivement par son ange de la poste, il avoue la supercherie. Dès qu'il est au courant de l'aubaine, le fat Canalis se met sur les rangs. Usant de ses avantages de poète de l' « école angélique », adulé du noble Faubourg, il se pousse sans scrupules. Appâté par les millions, il est tenté de planter là sa vieille maîtresse, pourtant si utile à ses intérêts, la duchesse de Chaulieu. Un autre prétendant est bientôt sur l'affaire, le petit duc d'Hérouville, un peu ridicule, mais avec son blason et sa charge de Grand-écuyer du roi pour arguments. Ce qui permet à Modeste d'assister, non sans férocité, au « vaudeville des prétendus, quoiqu'elle y jouât le rôle de jeune première ». Repoussant avec ironie et mépris le tricheur, Modeste va succomber d'abord aux séductions affriolantes du poète, tout en se laissant tenter par la perspective de devenir duchesse. Mais grâce au bon sens de son père, Charles Mignon, qui se méfie des façons de paon du barde parisien, grâce surtout aux espionnages du nain Butscha, qui met à nu l'ambition à froid de ce vaniteux « marchand d'orvietan littéraire » qu'est Canalis, le mariage de la lectrice et de son « faux grand homme » n'aura pas lieu. Et c'est vers l'honnête La Brière que finira par se tourner la jeune fille, tombée de la (fausse) poésie dans la prose sentimentale : par raison d'abord, avec amour bientôt.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Si l'on en croit ses lettres à Mme Hanska, c'est d'un canevas imaginé par l'Étrangère que Balzac a tiré le sujet de Modeste Mignon.(LHB I, 818 ; 1re mars 1844). Mais à l'origine de ce roman, il y a d'abord, à l'évidence, sa propre expérience des lettres de lectrice, au ballet desquelles Mme Hanska elle-même a contribué. L'expérience a dû être ravivée par la traduction française, en 1843, des lettres de Bettina Brentano à Goethe, que Balzac a lues à Petersbourg. Sur elles, il a laissé un jugement inachevé (Pl., I, 1333-1335), où il s'en prend à la phraséologie de la jeune exaltée comme à la froideur de Sphinx de Goethe, qui préfère les gilets que lui brode Bettina à ses missives trop assidues.

Dès la réception de la lettre où Mme Hanska lui dit avoir composé, puis détruit, une nouvelle sur ce thème, Balzac se met au travail, avec la furia des grandes oeuvres. Sans attendre de recevoir la réécriture de sa nouvelle qu'il a demandée à Mme Hanska, il remplit à grands traits sa toile. Et cela si lestement que la première partie est prête à paraître dans le Journal des Débats dès le 4 avril 1844, en lieu et place des Petits Bourgeois, primitivement annoncés. Il y paraît en trois fois, sans divisions ni titres ; avril, mai, juillet 1844, avec quelques suppressions (Les Débats sont prudes et prudents) et la dédicace « à une étrangère ».

En plus d'un manuscrit complet (Lov. A 150) nous disposons de plusieurs jeux d'épreuves, en désordre (Lov. A 151 et 151 bis) ; certaines d'entre elles sont postérieures à la sortie du feuilleton, ce qui prouve que Balzac prépare l'édition en volume, pour le tome IV de La Comédie humaine ou pour l'édition Chlendowski, annoncée le 16 novembre 1844. Le traité autorise cet éditeur à choisir un autre titre (Le Programme d'une jeune fille) et à sous-traiter.

L'oeuvre, divisée en 75 chapitres, paraîtra en 4 vol in-8, chez Chlenowski, les deux premiers sous le titre Modeste Mignon, les deux autres sous celui de Les Trois amoureux. Complétée par Un épisode sous la Terreur et Une passion dans le désert (le 4ème volume ne fait que 197 pages et il s'agit d'atteindre 326 !). Des exemplaires de cette édition dont été mis en vente par d'autres libraires-éditeurs. Roux et Cassanet (sous le titre Modeste Mignon ou Les Trois amoureux), Souverain, Arnaude de Vresse (sous le titre Les Trois amoureux).

Le 4e volume des Scènes de la vie privée chez Furne, daté de 1845, ne paraît qu'en 1846, mais il semble que la composition soit antérieure à Chlendowski même, qui aurait bénéficié, au moins en partie, des épreuves du Furne, et même du Furne corrigé, qui contient quelques corrections.

Un dossier génétique si fourni permet de mesurer les changements qu'ont eu à subir sur épreuves certaines des parties de ce récit, le début en particulier. Dans le manuscrit, le cadre topographique était d'abord sagement planté et les principaux personnages biographiés de manière un peu systématique, sur épreuves des ajouts et des interversions font que l'action commence in medias res par la présentation du ménage Latournelle et de Butscha. Ce jeune clerc de notaire, d'abord amoureux transi de Modeste, change alors de nature.

 

III. PERSONNAGES

Si Modeste, entourée de ses trois amoureux, est bien ici le point focal, les figures secondaires sont loin d'être de simples comparses, même pour cause retour des personnages.

– Jean BUTSCHA : il vient du peuple, fils d'un marin suédois, orphelin à 6 ans. Premier clerc de Me Latournelle, amoureux sans espoir, il devient en cour de route un gnome facétieux et bouffon, toujours aux aguets, sensible et dévoué, qui introduit dans le roman une figure de fantaisie.

– Baron Constant-Cyr-Melchior de CANALIS : le faux poète Canalis fera pourtant carrière dans La Comédie humaine et sous la Monarchie de Juillet ; il y épouse Mme Moreau et une dot de 2 millions (Un début dans la vie). Indigne objet des adorations de cette amoureuse fourvoyée, il n'a rien à voir, dans le réel, avec l'idole qu'elle s'est forgée, à coups d'alexandrins vagues et à l'aide d'une lithographie avantageuse. C'est un arriviste, un Tartuffe, un poète parvenu par les douairières du noble Faubourg, tel le jeune Lamartine. Un tricheur, tel Liszt ou Victor Hugo, selon Balzac. Déjà bedonnant et à bout d'inspiration, il songe à se reconvertir dans la haute politique, encouragé en cela par la duchesse de Chaulieu, qui le tient par l'ambition. Une telle césure entre le « talent » et le « caractère » est l'occasion pour Balzac de rappeler ses thèses de la Préface de La Peau de chagrin : pas de continuité automatique entre l'homme et l'auteur, loin de là.

– HÉROUVILLE : c'est un peut une fin de race. Le premier maréchal duc d'Hérouville (Herus villa) apparaît dans L'Enfant maudit. Le dernier, qui fut gouverneur de Normandie, rentre en 1814 et meurt en 1819 en laissant un château, une soeur dévote, 15 000 F de rente, une fille sans dot et un fils : duc d'Hérouville donc marquis de Saint Sever, duc de Nivron etc. Il a 23 ans à la mort de son frère. On le voit dans Le Cabinet des Antiques, entre autres. Pensionné du roi en tant que pair pauvre, amateur de galanterie, il sera tout de même témoin au mariage de Modeste. On le retrouve dans La Cousine Bette, richissime : c'est lui qui enlève Josépha au baron Hulot.

– Ernest de LA BRIÈRE : par contraste, avec les autres prétendants, il a le sérieux, la modestie, la vertu des « bons jeunes hommes » que le prix Monthyon guette, et aussi leur côté effacé au premier abord. Dans La Femme supérieure où il est apparu pour la première fois, il était le secrétaire d'un grand ministre, et, comme Z. Marcas (1840), le véritable auteur de ses coups de génie. Ici, il est le « caudataire » de Canalis, secrétaire mais aussi ami et homme lige. L'amitié qu'il porte malgré tout à son patron et l'honnêteté foncière qui l'habite le portent à avouer la supercherie. Et tout le défi du romancier sera alors de parvenir à sauver le « pauvre jeune homme » malgré sa naïveté et ses maladresses, et à lui donner une intériorité un peu moins lisse.

– Comte Charles MIGNON de la Bastie : le père de Modeste est un aventurier de grand format ; le seul survivant d'une illustre famille, officier des armées républicaines puis de la Grande Armée, il tâte du négoce (soieries), se ruine et refait une fortune en trafiquant en Asie Mineure et en Extrême Orient, avant de revenir du Havre.

– Modeste MIGNON : son portrait est d'autant plus réussi que le personnage est loin du simple chromo. Elle vit, Modeste, du fait de ses contradictions : jeune Bovary mélancolique, éprise par livre interposé, elle se lance dans l'aventure d'une correspondance pseudonyme où elle fait assaut d'esprit, –  et où Balzac déploie sa verve épistolaire. Mais c'est aussi une jeune fille libre, qui, ne voulant pas être épousée pour ses millions, met à l'épreuve ses prétendants avec une férocité allègre. Une fois devenue vicomtesse de La Bastie, elle évoquera dans le grand monde : son nom est mentionné Béatrix et dans La Cousine Bette.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

On peut mettre l'accent sur la nature théâtrale de cette intrique de vaudeville, et (pourquoi pas ?) sur le côté feuilleton de ce roman inattendu, en partie improvisé, mettant en scène des personnages assez singuliers dans leur rôle et des situations assez cocasses. Butscha est un être de papier, né du manuscrit, de Walter Scott, d'un conte d'Hoffmann, et du drame romantique : malicieux, omniprésent, grotesque et sublime, il déjoue les classifications. Et que dire des effets mélodramatiques, comme celui de la mère aveugle mais mieux voyante que personne, qui finit par recouvrer la vue : Desplein y pouvait, venu de La Messe de l'athée. Quant à Canalis il est ici poussé à la caricature ; un traître de mélodrame, d'une fourberie sans nuance, mais d'un bagout, d'un humour, d'une aisance qui font les succès d'un littérateur à Paris. Le personnage résiste mieux ailleurs. Est-ce pour ces aspects « populaires » que Modeste Mignon, jugé pourtant un chef-d'oeuvre par son auteur au moment même où il l'achève, est resté longtemps une de ces perles négligées – qu'on gagnera aujourd'hui à redécouvrir. Entre la relative bouderie de la critique et l'enthousiasme de l'auteur, c'est au second qu'il convient de faire confiance, même s'est rendu moins fiable du fait d'adresser ainsi un hommage adulateur à la Muse inspiratrice. Grâce à Jean Pommier, à Anne-Marie Meininger, à Maurice Regard, la genèse de ce roman tardif a été mieux comprise, sa place dans la vie de Balzac mieux connue, et des pistes de lecture se sont ouvertes. Aujourd'hui qu'ont été mis à nu ses intertextes goethéens et stendhaliens (Mina de Wanghen), ses origines slaves insoupçonnées, et surtout que l'on est mieux habitué aux « écarts » du roman balzacien, on comprend mieux l'entretissage d'influences, de coïncidences et de connivences qui ont donné le jour à ce roman de la lectrice, qui est aussi un roman de la littérature et, pour partie, un bijou d'art épistolaire.