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UNE TENEBREUSE AFFAIRE

par Bernard LEUILLIOT

 

I. L'HISTOIRE

Le cadre est celui, en province, sous le Consulat et sous l'Empire (1803-1806), de « la vieille comté de Champagne », à la conclusion près, qui se situe à Paris, sous la Monarchie de Juillet. Il faut compter aussi avec l'épisode dit du « bivouac d'Iéna » (13 octobre 1806, veille de la bataille). La disposition, en trois longs chapitres, privilégie l'enquête conduite par Corentin et son acolyte Peyrade, agents du ministre Fouché. Ils échouent, en 1803, dans leurs investigations au château de Gondreville, et dans la poursuite des jumeaux de Simeuse et de leurs cousins d'Hauteserre, revenus de l'armée des Princes pour participer à la conspiration de l'an XII. Les quatre cousins sont sauvés par Laurence de Cinq-Cygne, grâce à Michu, ancien garde des Simeuse à Gondreville. Tels sont – chapitre I – « Les chagrins de la police ». Trois ans plus tard, Corentin prend sa revanche en organisant l'enlèvement du nouveau maître de Gondreville, l'ancien conventionnel « Malin de l'Aube ». Il en fait accuser les quatre cousins et Michu. C'est – chapitre II – « La revanche de Corentin ». Michu est condamné à mort et les quatre cousins aux travaux forcés (chapitre III : « Un procès politique sous l'Empire »). Mademoiselle de Cinq-Cygne fait le voyage d'Iéna pour solliciter de Napoléon la grâce des condamnés. Elle obtient celle des quatre cousins. Michu est exécuté (gracié dans un premier état du roman). Les jumeaux de Simeuse et l'aîné des frères d'Hauteserre sont tués à la guerre. Mlle de Cinq-Cygne épousera le cadet, Adrien, devenu général. La « conclusion » – où se retrouvent les premières pages écrites du roman, encadrées dans une scène de conversation, vers 1833, chez la princesse de Cadignan – nous vaut, par le truchement de de Marsay, le secret de toute l'« affaire ».

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

– Comme l'a montré Suzanne-J. Bérard, c'est en travaillant, entre 1839 et 1840, à l'histoire, en 1839, d'une élection en province (Le Député d'Arcis) que Balzac eut l'idée de remonter aux « causes » et de raconter les dessous d'Une ténébreuse affaire. Le nom de « Malin de Gondreville » figure en tête d'une liste de personnages pour « L'élection en province » (mai 1839 ; Lov. A 55 ; Pl., VIII, 1595-1596). L'étude du manuscrit (BNF, Mss, n.a.f. 14318, fol. 1-61) a permis d'identifier les premières pages écrites d'Une ténébreuse affaire (« Une affaire secrète. / Scène de la vie politique », Pl., VIII, 1473-1479). C'est le récit de la « nuit terrible » du 13 juin 1800, et l'ébauche de la conclusion du roman.

Une ténébreuse affaire paraît dans Le Commerce, journal des progrès moraux et matériels, en vingt chapitres, du 14 janvier au 20 février 1841. La matière du manuscrit ne dépassait pas les dimensions d'un volume in-8. Il faut donc compter avec le travail accompli sur les épreuves (aujourd'hui dans une collection particulière). Balzac a procédé par additions, amplifications et remaniements divers. Il a ajouté des scènes entières, comme la rencontre, au début du roman, de Peyrade et de Corentin avec les Michu, et l'épisode du bivouac d'Iéna. D'abord anonyme, le personnage de Corentin s'est imposé aussi avec de plus en plus de force.

– Le 11 avril 1841, Balzac traite avec Souverain et Lecou pour la publication en volume de quatre romans, dont Une ténébreuse affaire. Achevée d'imprimer en juin 1842, longtemps retardée du fait de l'éditeur, l'oeuvre paraît, augmentée d'une préface et dédiée « A M. de Margonne », en trois volumes et 22 chapitres, le 1er mars 1843.

– Elle prendra place, sans la préface, dans le tome XII de La Comédie humaine (Furne, 1846), au second rang des « Scènes de la vie politique ». Le Furne corrigé ne se signale guère que par l'introduction, au bivouac d'Iéna, du personnage de Roustan, le « fameux mameluck » de Napoléon.

 

III. PERSONNAGES

– Me Jérôme-Sébastien BORDIN : ancien procureur au Châtelet (Un début dans la vie, 1842), il plaida le procès Simeuse (1806), puis celui des « chauffeurs de Mortagne » (L'Envers de l'histoire contemporaine, 1844).

– Diane d'Uxelles CADIGNAN (duchesse de Maufrigneuse, puis princesse de) : mariée à l'amant de sa mère, le duc de Maufrigneuse, elle usa largement de la liberté qu'il lui laissa avec de nombreux amants, qui vont de Victurnien d'Esgrignon (Le Cabinet des Antiques, 1839), Lucien de Rubempré (Splendeurs et misères des courtisanes, 1844), à Daniel d'Arthez (Les Secrets de la princesse de Cadignan, 1839).

– CHARGEBOEUF : famille noble de Champagne, dont la branche cadette était Cinq-Cygne. L'invention en remonte à Pierrette (1840), où une Chargeboeuf réside à Troyes. Ancien sous-préfet d'Arcis (1815) et père réel de Cécile Beauvisage, le vicomte René-Melchior de Chargeboeuf, muté à Sancerre en 1820 à la demande de Laurence de Cinq-Cygne, y fréquente, en 1823, le salon de Mme de La Baudraye (La Muse du Département, 1841). Le chef de la maison, marquis de Chargeboeuf, surnommé « le Boeuf », protégeait les Cinq-Cygne tout en leur suggérant de se rallier à l'Empire.

– Comtesse Laurence CINQ-CYGNE (puis marquise de) : héritière du nom de la branche cadette des Chargeboeuf, tante des jumeaux de Simeuse, âgée de vingt-trois ans en 1803, elle tiendra à Paris un des salons les plus fermés du faubourg Saint-Germain. Elle rend visite, en 1836, à Mme de La Chanterie, rue Chanoinesse (L'Envers de l'histoire contemporaine, 1844).

– CORENTIN : muscadin-policier formé par Peyrade, dont il est devenu le chef. Omniprésent dans La Comédie humaine, depuis Le Dernier Chouan (1829), où il travaille à la perte du Gars et de Mlle de Verneuil, jusqu'au dernier épisode de Splendeurs et misères des courtisanes (1847). Cravaché par Laurence de Cinq-Cygne et décidé à le lui faire payer, il se souvient de Mlle de Verneuil : « J'en ai fait crever une qui la valait bien. »

– Comte Malin de GONDREVILLE : petit-fils d'un maçon de Troyes jadis employé à la construction de Gondreville, et ami d'enfance de Me Grévin. Danton les avait tous deux « placés », avant la Révolution, chez Me Bordin, procureur au Châtelet (Un début dans la vie, 1842). Ancien conventionnel (« Malin de l'Aube »), il prend possession en 1800 de la terre de Gondreville. Son personnage avait été créé, dans La Paix du ménage (1830), « comte de Gondreville », devenu « Malin de Gondreville » dans l'exemplaire corrigé de La Comédie humaine. La « coterie Limonville » (Le Contrat de mariage, 1835) devient dans Furne (1842) la « coterie Gondreville ». Le nom de Gondreville remplace dans Sarrasine (Furne, 1844) celui, en pré-originale (Revue de Paris, 1830), du marquis d'Aligre, célèbre financier. Gondreville est enfin présenté comme « un pair constitutionnel qui restait dans la faveur de Louis XVIII » dans une addition du Furne corrigé au Cabinet des Antiques.

– Comte Roger de GRANVILLE (ou GRANDVILLE) : avocat de Michu en 1806, introduit sur épreuves par Balzac pour doubler Bordin, défenseur des jumeaux. Mal marié, il avait mené, avec Caroline Crochard, une « double vie » (Une double famille, 1830). Sa carrière fut brillante : substitut, avocat général et enfin procureur, amené à réhabiliter Birotteau (César Birotteau, 1837). Il tenta de protéger Lucien de Rubembré, après son arrestation, en négociant avec Vautrin (Splendeurs et misères des courtisanes, 1847).

– Robert et Adrien d'HAUTESERRE : Robert, l'aîné, « brutal » et « sans délicatesse », et Adrien, le cadet, d'« âme tendre et douce », inséparables des jumeaux de Simeuse. Robert trouva la mort à la redoute de la Moskowa (7 septembre 1812). Nommé général à la bataille de Dresde (26-27 août 1813), Adrien épousera Laurence de Cinq-Cygne. Il meurt en 1829.

– Comte Henri de MARSAY : fils naturel de lord Dudley et demi-frère de la marquise de San Réal (La Fille aux yeux d'or, 1834). L'« énorme figure » du comte de Marsay est omniprésente dans La Comédie humaine. Nommé premier ministre en 1831, il est, en 1833, président du Conseil lors de son récit, chez la princesse de Cadignan, des dessous d'Une ténébreuse affaire. Il meurt la même année, ou l'année suivante.

– PEYRADE : adjoint de Corentin, après avoir été son maître, et ancien jacobin. C'est le héros d'un roman ébauché en 1842 et finalement absorbé par Splendeurs et misères des courtisanes (Valentine et Valentin, Pl., XII, 351-361).

– Paul-Marie SIMEUSE (premier venu, et Marie-Paul) : fils jumeaux de Jean de Simeuse, nés en 1774, cousins de Laurence de Cinq-Cygne. Jugés en 1806 pour le soi-disant enlèvement de Malin, condamnés à vingt-quatre ans de travaux forcés, puis graciés par Napoléon, ils trouveront la mort à la bataille de Somo-Sierra, le 30 novembre 1808.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Ce roman, qu'on dira « policier », est aussi une « scène politique », qu'ont inspirée des réalités historiques. Il s'agit d'abord de la « crise de Marengo ». Spéculant sur l'hypothèse d'un désastre français à Marengo, les brumairiens envisagèrent la destitution de Bonaparte et la mise en place d'un nouveau triumvirat réunissant Talleyrand, Fouché et le sénateur Clément de Ris. Remportée in-extremis, la victoire du 14 juin 1800 mit un terme à la conspiration, dont s'inspire le récit, par de Marsay, de la « nuit terrible » du 13 juin. L'histoire des quatre cousins a pour point de départ la conspiration de l'an XII, où s'illustra Cadoudal, et qui se solda par l'exécution, le 21 mars 1804, du duc d'Enghien. Le 25 juin, douze chouans (dont Cadoudal), montèrent sur l'échafaud, les conspirateurs d'origine noble (Polignac, frère du futur ministre de Charles X, et Rivière) ayant été graciés, comme les quatre cousins du roman.

L'oeuvre, selon Balzac, fit « un grand chemin » (LHB I, 660, 29 mars 1843), qui n'alla pas sans « fracas ». Il dut la défendre contre l'accusation de s'être inspiré de l'affaire relative à l'enlèvement, le 23 septembre 1800, du sénateur Clément de Ris, en son château de Beauvais, près de Tours, et d'avoir ainsi « flétri dans sa vie privée » un honorable citoyen (Biographie des hommes du jour, 1841, article « Viriot »). Balzac s'en explique dans la préface à l'édition de 1843 (Pl., VIII, 483-500). Il y revendique le droit, pour l'écrivain, de « transposer » un « personnage » en « type », « modèle du genre ». Il raconte ensuite la visite que lui avait rendue, en 1841, le colonel Viriot. Celui-ci prétendait avoir trouvé dans le roman l'explication de la disgrâce que lui avait valu son attitude à la Cour militaire spéciale instituée pour rejuger l'affaire Clément de Ris. Il ne savait pas « Fouché en tête ». On notera que Clément de Ris avait été le protecteur de Bernard-François, père de Balzac.

Signalons enfin que la « conclusion » du roman fournit à Proust la matière de son pastiche de Balzac, et que l'on crut reconnaître en Laurence de Cinq-Cygne le modèle, dans L'Otage, de Sygne de Coûfontaine (Paul Claudel, Journal, Pl., I, 814). Paul Valéry disait avoir éprouvé, selon Alain, « le choc du grand art » à la lecture d'Une ténébreuse affaire (Alain, Avec Balzac).