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ALBERT SAVARUS

par Florence TERRASSE-RIOU

 

I. L'HISTOIRE

Un des plus célèbres salons de Besançon est celui de Mme la baronne de Watteville. Sa fille, Philomène est l'un des meilleurs partis de la ville. Mais elle cache sous son apparence frêle « un caractère de fer ». Sa mère, elle-même, affirme qu'elle a « plus d'un Belzébuth dans sa peau ». Lors d'un dîner d'apparat chez les Watteville, l'abbé de Grancey annonce l'arrivée dans la ville d'un homme extraordinaire, un avocat aussi brillant que mystérieux. Philomène éprouve aussitôt un extraordinaire attrait pour ce personnage. Elle exerce désormais toute sa sagacité à élucubrer mille petites ruses afin de mieux connaître cet Albert Savarus. Elle pense avoir découvert le mystère de son existence lorsqu'elle lit une « nouvelle » qu'il vient de publier. Véritable « roman dans le roman », intitulée L'Ambitieux par amour, elle raconte une histoire d'amour malheureuse : le héros veut devenir l'un des hommes les plus remarquables de son pays, pour pouvoir épouser une princesse italienne dès qu'elle sera veuve. Convaincue de l'authenticité de ce récit, Philomène brûle alors d'une jalousie infernale, et déploie toute son énergie pour « arracher » Albert Savarus à « cette rivale inconnue ». Elle parvient tout d'abord à intercepter sa correspondance. La lecture de ces lettres exalte sa passion. Elle prétexte d'un procès pour introduire le jeune avocat dans le cercle de ses parents. Mais Savarus refuse de plaider pour eux, car il ménage ses ambitions politiques personnelles. Dépitée, Philomène échafaude de subtiles manoeuvres pour faire manquer son élection. Albert Savarus disparaît alors de Besançon, aussi mystérieusement qu'il y était arrivé. Et l'on découvre la tragique portée des machinations cruelles de Philomène. 

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Nous ne possédons pas de manuscrit. Le texte semble avoir été écrit rapidement. On peut peut-être trouver des projets préalables dans de simples titres envisagés par Balzac : Casimir Savarus et De la vie et des opinions de M. Savaron de Savarus (Lov. A 202, fos 18 et 19). Anne-Marie Meininger (Pl., I, 1506) évoque également sept pages de « Valentine et Valentin » (Lov. A 237) et l'ébauche d'Un grand homme de Paris en province comme formant une « préhistoire » à ce texte (Lov. A 228). D'autre part ont été conservés quatre jeux d'épreuves, en interférence avec les publications (Lov. A16).  

– 29 mai -11 juin 1842 : publication en feuilleton dans Le Siècle, en soixante chapitres.

- juin 1842 : première édition, édit. Furne, dans le tome I de La Comédie humaine, premier volume des Scènes de la vie privée, dont c'est le premier inédit.

– décembre 1843 : deuxième édition, édit. Souverain, dans Les Mystères de province, ouvrage collectif, portant l'indication « Bibliothèque de romans nouveaux » ; Albert Savarus y figure sous le titre de Rosalie et est de nouveau divisé en chapitres. Le Furne corrigé confirme le changement de prénom.

 

III. PERSONNAGES

On notera combien l'enchevêtrement des personnages « du roman » et des personnages « de la nouvelle dans le roman » (L'Ambitieux par amour), sous différents pseudonymes, rend parfois difficile leur identification à la lecture. 

– Duc d'ARGAIOLO : il n'a pas « d'histoire » dans Albert Savarus : son histoire est celle du prince Gandolphini, car tout ce qu'on sait de lui ne figure que dans L'Ambitieux par amour, si ce n'est l'annonce de sa mort, connue depuis longtemps déjà par Philomène.

– Duchesse Francesca d'ARGAIOLO (née Soderini, elle devient la duchesse de Rhétoré à la fin du roman) : Philomène découvre que c'est là le « véritable » nom de l'héroïne qui, dans la nouvelle de Savarus, L'Ambitieux par amour, se fait passer pour une anglaise nommée Miss Fanny Lovelace, alors qu'elle serait la princesse Gandolphini, née Colonna. Se croyant trompée par Albert Savarus, d'après les fausses lettres de Philomène, elle épouse le duc de Rhétoré. Plus tard, lors d'un bal à l'Opéra, Philomène finit par lui révéler toute sa machination, car elle ne veut pas « être seule à souffrir ».

– Monsieur de CHAVONCOURT : député royaliste de Besançon, mais il est l'un des « fameux Deux-Cent-Vingt-et-Un » qui sont voté l'Adresse de mars 1830, premier signe de la Révolution de Juillet. Donc réélu en 1835 contre le légitimiste Savarus. Il a deux filles à marier, Victoire et Sidonie.

– Abbé de GRANCEY : vicaire général à Besançon, familier des Watteville. Il joue dans l'intrigue un rôle très actif.

– Duc de RHETORÉ : fils aîné du duc et de la duchesse de Chaulieu, frère de Louise de Chaulieu (Mémoires de deux jeunes mariées). L'ébauche intitulée La Comédienne de salon le présente comme « l'un de ces froids railleurs qui doivent l'impunité de leurs manières à l'éclat de leur nom... » (Pl., XII, p. 349). Il a tout un passé dans La Comédie humaine, et un « avenir » dans Béatrix, où il possède une écurie de courses.

– Albert SAVARUS : fils naturel d'un grand seigneur belge. (« Gardez-moi bien le secret sur cette indiscrétion ») son histoire est celle de Rodolphe dans L'Ambitieux par amour. Il devient frère Albert à la Grande Chartreuse.

– Prince SODERINI : père de Francesca d'Argaiolo, il vient à Besançon redemander les lettres et le portrait de sa fille, révélant ainsi à Albert Savarus le drame qui s'est noué à son insu. 

– M. de VAUCHELLES : ami d'Amédée de Soulas et du fils Chavoncourt. Il doit épouser Victoire de Chavoncourt.

– Baronne de WATTEVILLE (née Mlle Clotilde de Rupt) : « Le personnage féminin le plus considérable peut-être de Besançon ». Riche, encore plus dévote après son mariage. Elle veut « réduire [sa fille] à l'obéissance passive ». « Presque veuve », elle aime à « [Coqueter] en tout bien tout honneur avec Amédée de Soulas » et elle finira par l'épouser, après l'avoir proposé à sa fille.

– Philomène de WATTEVILLE : dans le Furne corrigé, elle deviendra Rosalie, car, comme Balzac l'écrit en note dans l'édition Furne : « Nous n'ignorons pas que le culte de sainte Philomène n'a commencé qu'après la Révolution de 1830 en Italie. Cet anachronisme, à propos du nom de mademoiselle de Watteville, nous a paru sans importance ; mais il a été si remarqué par des personnes qui voudraient une entière exactitude dans cette histoire de moeurs, que l'auteur changera ce détail aussitôt que faire se pourra. » Elle a été « fortement comprimée par une éducation exclusivement religieuse, et par le despotisme de sa mère ». A dix-sept ans, « elle ne [sait] absolument rien ». « Jeune fille frêle, mince, plate, blonde, blanche, et de la dernière insignifiance », « cette éducation et [son] attitude modeste [cachent] un caractère de fer ». 

PERSONNAGES « DE LA NOUVELLE » (« L'Ambitieux par amour ») :

– Le comte BORROMEO : personnage « réel », propriétaire des îles Borromée, sur le lac Majeur. 

– Le prince et la princesse COLONNA : les parents de la princesse Gandolphini. Ils ont loué une superbe villa au bord du lac de Genève pour y accueillir leur fille et leur gendre.

– Le prince GANDOLPHINI : napolitain, « ancien partisan du roi Murat et victime de la dernière révolution », il vit en exil en Suisse. D'abord caché dans le bourg de Gersau, au bord du lac des Quatre-Cantons, il se fait passer pour un vieil anglais, père d'une certaine Fanny Lovelace, en réalité sa femme.

– La princesse Francesca GANDOLPHINI : née Colonna. Elle prend le faux nom de Fanny Lovelace, se faisant ainsi passer pour une anglaise, et pour la « fille » de celui qui est en réalité son mari. Lorsque Rodolphe découvre qu'elle est italienne, elle se fait passer pour la femme d'un simple libraire milanais, Emilio Lamporani. Elle reprend sa véritable identité à Genève. Prodigieusement instruite, elle respecte profondément son vieux mari et veut être « aimée, attendue avec fidélité, noblesse, ardeur ». Elle avoue son amour à Rodolphe en lui disant : « ...je crois qu'il y a erreur de nom : je suis, depuis un moment, princesse Rodolphini. »

– RODOLPHE : son histoire est celle d'Albert Savarus.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Un roman à secrets, comme on dit d'une serrure. Parmi eux, ceux de Balzac lui-même. Les critiques attachés à la dimension biographique insistent sur le fait que Balzac venait d'apprendre la mort du comte Hanski, si porteuse d'espérances pour lui, puis avait reçu une lettre de rupture de Mme Hanska, avant d'entreprendre la rédaction de ce roman. De même qu'Albert Savarus publie dans La Revue de l'Est la nouvelle intitulée L'Ambitieux par amour, Balzac aurait ainsi choisi d'« adresser » à Mme Hanska le texte d'Albert Savarus. Le procédé de mise en abyme, déjà fort complexe au sein même du texte romanesque, se trouverait ainsi répercuté dans la réalité biographique de Balzac. Philomène-Rosalie serait même la « tante Rosalie » de Mme Hanska, « ennemie jurée » de Balzac ; et la lettre de rupture de Francesca reprendrait les termes de la lettre de rupture de Mme Hanska, datée du 21 février 1842. Dans l'édition de La Pléiade, Anne-Marie Meininger parle de ce roman comme d'une « oeuvre égocentrique ». Elle montre aussi comment s'y révèle une influence stendhalienne, et se livre à des rapprochements avec La Chartreuse de Parme, Promenades dans Rome ou Le Rouge et le Noir, rappelant que Stendhal vient de mourir, le 22 mars 1842. Dans L'Année Balzacienne 1970, Nicole Mozet a montré comment on retrouve également dans ce texte des échos de Wann-Chlore, roman de Balzac publié anonymement en septembre 1825, un mois après la mort de sa soeur Laurence, et cela notamment en ce qui concerne les fausses lettres et les « rapports venimeux entre mère et fille ». Mais l'oeuvre est aussi bien une scène de la vie de province, ou de la vie politique : un roman électoral s'il on veut (et le microcosme bizantin vaut bien celui du Député d'Arcis), ou encore une sorte d'élégie des lacs » (Jean Pommier, dans Balzac et la Touraine, Tours, 1949). On retient surtout de ce roman cette étonnante construction en textes « gigogne », d'une modernité vertigineuse.