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L'AUBERGE ROUGE

par Martine CONTENSOU

 

I. L'HISTOIRE

« En je ne sais quelle année », à la fin d'un dîner, la fille d'un banquier parisien demande à l'hôte autour duquel son père a réuni quelques amis, un négociant allemand nommé Hermann, de leur raconter une histoire à faire peur. C'est celle-ci qui nous est donnée à lire, réécrite « à [s]a guise » par un « je » narrateur, qui l'enchâsse dans son propre récit.

L'histoire nous transporte en octobre 1799 sur les bords du Rhin. Deux jeunes chirurgiens militaires français, originaires de Beauvais, rejoignent leur brigade. L'un s'appelle Prosper Magnan ; Hermann a oublié le nom du second, qu'il nommera Wilhem. Ils s'arrêtent dans une auberge « entièrement peinte au rouge ». L'aubergiste leur cède sa chambre : toutes les autres sont occupées. Débarque un voyageur, porteur d'une lourde valise, pleine d'argent. C'est un riche négociant, fort affable. Les jeunes gens l'invitent à leur table et lui offrent de partager leur chambre. Troublé par la présence de cette fortune, Prosper ne parvient pas à s'endormir : des rêves éveillés l'agitent et le plongent dans un scénario de crime parfait. Effrayé, il se précipite au dehors, arpente fébrilement la campagne et reprenant ses esprits, rentre à l'auberge et s'endort. Au matin, réveillé par le vacarme qui règne dans l'auberge, il découvre le négociant mort, gisant dans une mare de sang à côté de son instrument de chirurgie. Aussitôt suspecté, il est emmené en prison. C'est là qu'Hermann, prisonnier lui aussi, se prend d'amitié pour lui. Comprenant qu'il s'accuse d'un crime qu'il n'a commis qu'en pensée, Hermann l'interroge sur son ami,  dont il retrouve le prénom : Frédéric, à ce moment de son histoire.

Pendant tout ce récit, l'attitude d'un des convives, un banquier, apparemment terrorisé, intrigue le narrateur, au point de lui inspirer des soupçons, qui deviennent quasi certitude quand il apprend que ce denier se nomme Frédéric Taillefer, qu'il est de Beauvais et qu'il le voit en proie, à une crise nerveuse, accompagnée d'atroces souffrances. Il serait donc le véritable assassin ? Survient Victorine, sa fille, dont le narrateur est précisément amoureux. Il essaiera de l'oublier, sans y parvenir. Apprenant la mort de Taillefer, il convoque un conseil privé, de dix-sept proches, pour décider de sa conduite.  A la fin du texte l'ambiguïté demeure sur le parti qu'il prendra.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

– Première publication dans la Revue de Paris les 10 et 27 août 1831. Le récit était divisé en trois « paragraphes » : le 1er « Les deux sous-aides » parut le 10, les deux autres, « Les deux justices » et « Le cas de conscience » parurent le 27. Ni manuscrit ni épreuves n'ont été conservés. Seul, un fragment autographe, brouillon des dernières lignes du récit (Lov. A 262), permet de dater, du 20 août 1831, l'achèvement de la rédaction, commencée en mai.

– Première édition : dans les Nouveaux contes philosophiques chez Gosselin, en octobre 1832. C'est l'édition originale, dans laquelle L'Auberge rouge comporte une Introduction et quatre parties, elles-mêmes subdivisées par des « Interruptions » et des « Continuations » et, à la fin, une « Décision ».

– Deuxième édition : Etudes philosophiques, tome XVII, chez Delloye et Lecou, en juillet 1837, avec Le Chef-d'oeuvre inconnu. Le volume avait d'abord été préparé pour Werdet, le premier éditeur des Etudes, comme en témoigne une page de titre de 1835 qui réunissait L'Auberge rouge et L'Enfant maudit. C'est dans l'édition Delloye que le banquier, d'abord nommé Mauricey, devient Taillefer, et que sa fille Joséphine devient Victorine, ce qui permet au récit d'entrer dans l'orbite du Père Goriot, paru en 1835, et dans le cycle du retour des personnages.

– Troisième édition : La Comédie humaine, tome XV, Etudes philosophiques, tome II, chez Furne, en août 1846. L'Auberge rouge n'est plus divisée qu'en deux parties : « L'idée et le fait » et « Les deux justices ». Le Furne corrigé ne comporte qu'une seule correction : un « M » changé en « Monsieur ».

 

III. PERSONNAGES

– HERMANN : joue avec complaisance le rôle du « bon Allemand », et de narrateur relais. 

– JE. Le « je » initial, narrateur enquêteur, présent d'un bout à l'autre du texte, est un personnage à part entière qui a sa propre histoire, qui préfigure en quelque sorte celle de Rastignac, et donc la rappellera, dans l'ordre du Furne.

– Prosper MAGNAN : étudiant en médecine originaire de Beauvais, versé en 1799 dans une demi-brigade en qualité de sous-aide major. Injustement condamné à mort par le Conseil de guerre et fusillé. (Mais l'hypothèse d'une crise de somnambulisme reste possible.)

– Frédéric TAILLEFER : alias Wilhem, étudiant en médecine originaire de Beauvais, versé en 1799 dans une demi-brigade en qualité de sous-aide major. Fournisseur des vivres-viandes sous l'Empire, puis banquier. Bien qu'il perde la vie dans L'Auberge rouge (qui reproduit son faire-part de décès), il apparaît dans Le Père Goriot et La Maison Nucingen. C'est chez lui que se déroule, à partir de l'édition Delloye et Lecou, l'orgie de La Peau de chagrin, après juillet 1830. A noter qu'il meurt avant de réapparaître.

– Victorine TAILLEFER : fille du précédent. Dans Le Père Goriot, vit avec sa mère à la pension Vauquer. Rastignac l'aura donc rencontrée bien avant le narrateur de L'Auberge rouge.

Bien des silhouettes passent dans ce « conte brun », parmi lesquelles on distinguera un PURITAIN, anglais et « honnête homme », auquel revient le mot de la fin, et son humour un peu cynique.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Récit de récit, et récit dans le récit, emboîtement de récits, L'Auberge rouge est une sorte de prouesse narrative : un narrateur se raconte en racontant ce qu'Hermann a raconté que Prosper lui a raconté, et ce qui en résulte pour sa propre histoire, à lui narrateur. Mais cette nouvelle est surtout connue à cause de l'écho Taillefer renvoyé par d'autres textes (La Peau de chagrin, Le Père Goriot). Cependant le texte présente en lui-même un intérêt multiple et une grande force de séduction. Alain ne s'y est pas trompé, qui lui accorde un chapitre enthousiaste dans Avec Balzac (1937), en insistant sur « l'oscillation » du regard entre les deux histoires interactives (celle de Prosper Magnan et celle de Frédéric Taillefer) et sur le caractère décidément philosophique de l'oeuvre, qui met en avant les causes autant que les effets –  un complexe de culpabilité pour l'un, le remords pour l'autre : deux drames de la pensée, réunis dans un agencement complexe, gouverné par un récit cadre où le narrateur est moralement impliqué. Plusieurs niveaux de lecture donc, autour de trois personnages (Prosper, Frédéric, « Je »), parcourus par la thématique du crime secret, de l'origine des fortunes (sur fond de fracture sociale), et du travail de l'inconscient.

L'Auberge rouge est aussi un scénario spectaculaire, pourvu d'un titre à effet. Occasion de signaler le film de Jean Epstein (France, 1923, 80'), avec Léon Mathot, Gina Manès et Pierre Hot.