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AVANT-PROPOS

par José-Luis DIAZ

 

I. L'HISTOIRE

Quoi mettre au pied du monument ?

En possession depuis janvier 1840 du titre magique de La Comédie humaine, Balzac hésite, et avec lui ses éditeurs, sur la nature de l'avant-texte qu'il convient de placer devant le grand ouvrage qui va sortir des presses d'Hetzel, à partir d'avril 1842. Quand, sur les conseils pressants de son éditeur, Balzac se dispose à prendre lui-même le rôle de préfacier, il esquisse d'abord, en juin 1842, une introduction de trois pages. Connaissant son homme, Hetzel l'a prévenu. Point de grands airs, ni de tambours intempestifs. Une entrée en matière sobre, classique, de manière à faire apparaître l'unité de l'ouvrage. Une préface « simple, naturelle, quasi modeste et toujours bonhomme, sans prétentions littéraires ou autres. Un résumé, une brève explication de la chose, écrite, signée par vous ce qui implique une grande sobriété et une mesure très grande, voilà ce qu'il faudrait » (Corr., IV, 464). Et voilà précisément ce que Balzac est incapable de faire. Car, bien qu'il revendique la modestie des grands écrivains classiques qui se jugeaient eux-mêmes dans leurs « examens », il se tiendra ici constamment sur les ergots du style sublime. Au lieu d'une gente préface, voici donc une grande « ouverture » aux accents beethovéniens. Et où Balzac tente de se saisir tout entier, sous le regard de l'Un. L'Avant-propos concerne l'oeuvre, non la poussière des textes ni les minuties de la vie. Négligeant même de justifier son titre, c'est de la continuité de sa ligne de conduite et de la fermeté de son « système » que Balzac veut persuader son lecteur. Désir ancien enfin réalisé : être non un homme mais un système, pour s'implanter « comme un cèdre dans une littérature de sables mouvants »…

Lui, romancier – c'est-à-dire en principe auteur de « légères fictions » (le roman reste classé bien bas dans la pyramide des genres) – , pris de surcroît dans les tracas vulgaires de la littérature industrielle, se fait fort ici de démontrer qu'il a suivi patiemment, monastiquement, courageusement un système, et à plusieurs niveaux : scientifique, politico-moral, esthétique.

Un système scientifique. C'est ce sur quoi il insiste d'abord, en lançant, à titre d'« autorités », des noms incontestables : Leibnitz, Buffon, Charles Bonnet, mais aussi Cuvier et Geoffroy-Saint-Hilaire, mis ensemble malgré leurs célèbres démêlés. Armé de ces cautions scientifiques, l'auteur de La Comédie humaine peut légitimer sa prétention de s'être fait le zoographe des différentes « espèces sociales » tout en plaçant son oeuvre sous les auspices de l' « unité de composition ».

Un système moral aussi : car, non content d'autorités scientifiques, Balzac éprouve le besoin d'aller chercher du côté de Bonald de quoi fonder en « légitimité » un discours fort commun en son temps et qu'il est loin d'être le seul à tenir, puisqu'il est le cheval de bataille de tout le romantisme « humanitaire », alors triomphant vers ces années 40. Celui qui fait de l'écrivain, non un simple artisan de la langue, mais un guide spirituel, responsable et « chargé d'âmes » (Hugo). Balzac ne veut plus être un capricieux « artiste », malléable et excentrique, comme le fut l'auteur à la mode des Romans et contes philosophiques vers 1830-1832, mais un « instituteur des hommes », qui prétend avoir « en morale et en politique des opinions arrêtées » : c'est sa manière à lui de prendre acte du « sacre de l'écrivain ». Et, en veine de cohérence, il éprouve le besoin de suggérer qu'il y a continuité étroite entre son monisme en matière d'épistémologie, son monarchisme en politique et sa foi religieuse. Ce système est en effet « en harmonie […] avec les idées que nous nous faisons de la puissance divine ».

De cet écrivain « instituteur » (au sens fort du mot), qui a été porté tout au long de sa laborieuse entreprise par une ambition scientifique, il est naturel que l'oeuvre soit systématique jusque dans sa forme. Système que le procédé des « types » composés « par la réunion de plusieurs caractères »; système que le « retour des personnages »; système que la nodale comparaison entre humanité et animalité; système que l'idée, inaperçue de Walter Scott, de « relier ses compositions l'une à l'autre de manière à coordonner une histoire complète »; système que la réunion d'oeuvres diverses dans un même templum monumental, dont Balzac éprouve ici le besoin d'ordonner (de l'enfance à l'âge mûr) les six ensembles romanesques, selon une logique anthropomorphique à vrai dire assez peu rigoureuse ; système enfin que la disposition tripartite de l'ensemble de l'oeuvre, les études de moeurs se voyant complétées et surmontées par les Études philosophiques, lesquelles, à leur tour, se trouvent subsumées et magnifiées par les Études analytiques – encore dans les limbes…

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

L'Avant-propos a lui aussi son histoire, dont la correspondance permet de fixer les étapes. La genèse du texte qui, notons le, fait de Balzac en quelque sorte l'éditeur de ses oeuvres, n'a pas été sans problèmes. Lui-même y renâclait... Les éditeurs songent d'abord à Nodier, qui refuse, puis à Hippolyte Rolle, « vieux camarade », rédacteur au National, (Corr., IV, mars 1842). Mais Balzac pense de son côté à Sand, qui accepte (avril) mais demande deux mois, puis tombe malade, diffère et se dégage (24 juillet 1842). Entre temps Balzac s'était découragé et avait songé à reprendre les préfaces originales dont bien des oeuvres avaient été accompagnées. Ce qui ne convient guère : il s'agit plutôt de faire jaillir le monument, basilique ou pyramide, en gommant l'adhérence de ses divers fragments à la petite histoire. Reprendre les somptueuses « Introductions » qu'en 1834-1835 il avait fait écrire à Félix Davin, dûment « serinetté » par lui ? Hetzel est contre, car elles sont – maladroitement – trop élogieuses : effet détestable à la tête d'une « chose capitale ». Hetzel précise (fin juillet 1842) : « c'est une réclame à faire. Si je savais écrire, je l'écrirais » et exhorte : « Maintenant, gros père, mettez-vous en train d'aller ». Et Balzac, on l'a vu, finit par obtempérer. Mais il lui en coûte : « Ces 26 pages m'ont donné plus de mal qu'un ouvrage » (LHB I, 594 ; 13 juillet). Et l'Avant-propos va rater le rendez-vous de La Comédie humaine dont le premier volume a paru le 25 juin. Il existera donc de façon autonome, renvoyé en supplément aux souscripteurs en août, alors que les livraisons du deuxième volume sont en cours.

Pas de manuscrit, ni d'épreuves, en dehors de trois pages conservées, de la main d'Hetzel, vraisemblablement la première ébauche que Balzac lui avait soumise (Corr., IV, 466, n. 2). Mais un exemplaire du première tirage a été corrigé par Balzac et envoyé à Custine. Il le lui redemande fin juillet 1846 (Corr., V, 142), sans doute pour en préparer la seconde édition, qui paraît en feuilleton dans La Presse le 25 octobre 1846, avec une introduction (non signée) de Delphine de Girardin, pour accompagner la fin de l'édition Furne. (Le tout sera reproduit dans La Sylphide le 8 novembre.) Outre les corrections signalées elle comporte des coupures, imposées sans doute par les dimensions du feuilleton. Mais il est intéressant de constater que les deux plus importants portent sur l'énumération des personnages vertueux, « sur les injustes attaques » dont l'auteur a été l'objet, et sur ce qu'il reconnaît comme oeuvres pouvant lui être attribuées.

 

III. PERSONNAGES

La proposition est étrange, concernant un texte préfaciel. Celui-ci ne peut qu'évoquer, et non convoquer, les « deux ou trois mille figures saillantes d'une époque » qui animent ou animeront La Comédie humaine et expriment la Société tout entière. Et pourtant, ne s'agit-il pas d'abord du personnage de l'auteur, de son portrait en architecte et en démiurge (ou thaumaturge). Il suffirait de le nommer pour qu'il rejoigne la population fictionnelle, qui délègue d'autre part des témoins de moralité : la palme revient à cet égard aux quatorze figures féminines « irréprochables (comme vertu) » la parenthèse est à méditer. De Pierrette Lorrain à Eve Chardon, de La Fosseuse à Madame Julie ; et au « second plan », aux plus discrets représentants masculins des « vertus domestiques », Genestas, David Séchard, le juge Popinot. Silence sur les autres, plus ou moins « reprochables », mais plus « intéressants » d'un point de vue romanesque. Seule quelques noms sont, stratégiquement, rappelés, tels que Madame de Mortsauf, les Birotteau, « le prêtre et le parfumeur », Madame Graslin.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

L'Avant-propos est un texte au statut ambigu. Il est à la fois ni tout à fait une préface, ni tout à fait une fiction, ni tout à fait bilan ni tout à fait programme, ni tout à fait plaidoyer ni tout à fait manifeste. On se méprendrait à le lire comme ce qu'il veut être, en toute « solennité » : l'affirmation d'une cohérence, d'une stratégie au bout en bout contrôlée, et d'une exacte correction politique et religieuse. C'est un peu comme pour l'Envers de l'histoire contemporaine : on y croit ou non. Pour les uns, c'est un texte définitif, et quasi testamentaire, qui livre tous les secrets de la composition et délivre la finalité de l'entreprise cathédrale. Pour d'autres c'est un prodigieux exercice de style, en partie automystificateur. Il est certain en tout cas qu'il témoigne d'une volonté de synthèse, d'autant plus exigeante qu'elle est rétrospective, et laisse percevoir cependant l'inquiétude de n'être pas compris ou la tentation de l'absolu dans l'oeuvre. Ainsi, et heureusement peut être, ce magnifique ordonnancement a ses ratés, cet ordre impeccable souffre de fécondes exceptions, cette enceinte à ses échappées. Et d'abord parce que, chez Balzac, le « système » n'est pas tant une exigence rationnelle qu'un désir immodéré : la tension de toute une vie. Du monisme comme passion… Aussi convient-il de ne pas trop se laisser prendre aux accents scientistes du début de l'Avant-propos. La science dont il se fait un modèle intellectuel n'a rien de ce positivisme qu'Auguste Comte est alors en train d'inventer. Elle a des relents de mysticisme, de magnétisme et de phrénologie. De la science comme folie et comme rêve. Ainsi chez Cuvier, « poète avec des chiffres » et « Enchanteur ». Ainsi chez Louis Lambert…

De même, l'idée première de La Comédie humaine a d'abord été un rêve, une intuition, « un de ces projets impossibles que l'on caresse et qu'on laisse s'envoler ». Au moment même où, embouchant la trompette de la renommée, il crie son Exegi monumentum, ce que Balzac désire au fond, c'est de rester sous le feu de cet impossible-là. Alors, le geste seul de désigner la partie manquante, à la fois assise philosophique et flèche spirituelle, a cette vertu de maintenir la tension, de réinjecter du vide, de l'infini et du drame, au lieu d'élever un hermétique Panthéon.

Et comment saurait-il garder longtemps la pose, ce Sisyphe qui, jouant au Jupiter philosophique, n'en éprouve pas moins le besoin de rappeler ses éternelles persécutions ? Constat amer mais fécond en promesses de combats futurs : « Le temps de l'impartialité n'est pas encore venu pour moi. » À tout bout de champ, l'Avant propos se fait dialogique, répond à d'invisibles accusateurs. Ce qui est d'autant plus nécessaire que leurs principaux griefs s'en prennent à l'immoralisme forcé de l'historien de la vie privée, ce photographe social. Mais, tenté d'atteindre à une sorte d'impassibilité goethéenne, Balzac reste trop Prométhée pour se restreindre à ce rôle-là. Il reste l'homme des écarts, des excès, de l'énergie, de la « pensée qui tue ». Non pas le serviteur patenté de la ligne droite, mais l'explorateur des en-dessous. Celui qui veut aller au-delà des enveloppes, crever l'écran des apparences, « surprendre le sens caché ». Ce qu'il nous dit en portant au crédit du romancier, ce « trouveur moderne », créateur démiurge de ses personnages, le pouvoir de « faire concurrence à l'État-civil », et, plus encore, d'« usurper sur Dieu ». Cette dernière formule est de 1833; elle figurait dans la Préface à un texte faustien, l'Histoire des Treize. Mais on retrouve ici ce thème à propos de ce double imparfait qu'est Walter Scott, qui a eu du moins le mérite d'avoir le premier élevé le roman « à la valeur philosophique de l'histoire ». N'est-ce pas « dans les entrailles de son siècle » qu'il a conçu « ces personnages dont l'existence devient plus longue, plus authentique que celle des générations au milieu desquelles on les fait naître » ? Le roman serait donc plus vrai, plus vivant, plus pérenne que la réalité ?

C'est ce dont risque d'être bientôt convaincu tout lecteur de La Comédie humaine. D'autant que ce chercheur d'absolu a su aussi se faire, comme il l'annonce par ailleurs, le patient « secrétaire » de son temps, son fidèle « copiste », « l'archéologue [de son] mobilier social ». Saisissant ainsi, comme le dira George Sand en 1861 (la préface promise est devenue postface) : « la réalité complète dans la complète fiction ».