Accueil

LE CABINET DES ANTIQUES

par Gisèle SEGINGER

 

I. L'HISTOIRE

Le Cabinet des Antiques n'est pas seulement l'histoire d'un jeune provincial noble qui veut s'imposer à Paris, comme le Rastignac du Père Goriot, ou le Lucien de Rubempré des Illusions perdues. Si Balzac nous conduit de la province à Paris, il nous ramène aussi vers le point de départ, car c'est là, loin de Paris, que se déroule la lutte qui est le véritable sujet du roman : le libéral du Croisier a juré la perte de l'aristocratique famille d'Esgrignon qui a refusé autrefois une alliance matrimoniale. Pour arriver à ses fins il utilise les faiblesses du jeune Victurnien d'Esgrignon qui veut mener une vie brillante à Paris. Il l'encourage à faire des dettes, le pousse vers la malhonnêteté. La trame ourdie en province sera dénouée en province, la Capitale étant surtout l'appât qui doit attraper le jeune noble, le ruiner et le déshonorer. Paris, où l'argent triomphe sur la noblesse, où la hiérarchie disparaît dans une commune course aux plaisirs, est l'allié de du Croisier. Paris donne la preuve que l'aristocratie provinciale mène un combat d'arrière-garde.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Balzac rédige ce roman en trois temps. Le 6 mars 1836 le début paraît dans la Chronique de Paris sous le titre Le Cabinet des Antiques. Il présente les d'Esgrigny (d'Esgrignon dans l'édition originale) et met déjà en place le ressort du drame : la haine de M. Boutron-Boisset (du Croisier dans l'édition originale). Puis deux ans plus tard, du 22 septembre au 8 octobre 1838, Balzac publie Les Rivalités en province dans Le Constitutionnel (huit chapitres en onze feuilletons), sans faire allusion à la publication précédente, dont celle-ci est pourtant la suite. Mais le roman se dénoue rapidement après l'intervention de Chesnel auprès de Mme du Croisier.

La troisième partie, le retour de Victurnien en province, ne sera inventée que sur les épreuves de l'édition originale, qui paraît en 1839 chez Souverain avec une préface, sous le titre Le Cabinet des Antiques. Balzac a travaillé à la fois à partir du texte de la Chronique de Paris et des textes parus dans Le Constitutionnel. Il a collé les morceaux découpés sur de nouvelles pages et a fait des additions manuscrites (71 feuillets d'épreuves conservés, Lov. A 8). En 1844, Balzac supprime la division en chapitres et intègre ce roman, ainsi que La Vieille Fille, dans le volume VII de La Comédie Humaine, au tome III des Scènes de la vie de province. Un titre commun unit alors les deux romans : Les Rivalités. Quelques retouches de détail dans le Furne corrigé.

Balzac rédige et publie le début du Cabinet des Antiques avant La Vieille Fille, qui n'est encore qu'à l'état d'ébauche en mars 1836. Mais, après coup, lorsqu'il intègre La Vieille Fille dans Les Scènes de la vie de province (Etudes de moeurs au XIXe siècle, Werdet, 1837), il annonce à Mme Hanska, en février 1837, que le Cabinet des Antiques servira plus tard de « clôture ». Cette idée influera sur la rédaction de la fin du roman. Mais l'inverse est aussi vrai : le début du Cabinet des Antiques (paru en mars 1836) qui présente l'opposition entre un salon aristocratique et le parti républicain réoriente le projet initial de La Vieille Fille ; en effet dans les ébauches, La Fleur des pois et Les jeunes gens, Balzac ne pensait pas d'abord à faire de son récit un mythe politique. La Vieille Fille et Le Cabinet des Antiques donnent donc l'exemple d'une genèse croisée : deux oeuvres se modifient par influence réciproque. Cependant ces deux romans offrent aussi l'exemple d'une articulation inachevée. Dans Le Cabinet des Antiques Balzac ne donne pas le nom de la ville de province qui ressemble pourtant à Alençon, la ville où se déroule l'action de La Vieille Fille. Il laisse subsister deux noms différents (du Bousquier dans La Vieille Fille et du Croisier dans Le Cabinet des Antiques) pour désigner le même homme. De même dans l'édition Furne de La Vieille Fille le salon aristocratique d'Alençon est celui de Madame de Gordes, dans Le Cabinet des Antiques il s'agit du salon d'Esgrignon. Sur le Furne corrigé Balzac modifie « Gordes » en « d'Esgrignon » mais ne se soucie pas d'harmoniser les noms du mari de Mlle Cormon.

 

III. PERSONNAGES

Le rapport Paris / Province détermine le statut textuel des personnages : ne reparaissent vraiment que ceux qui évoluent aussi dans la sphère parisienne.

–  BLONDET : le juge, le père, bien moins connu dans La Comédie humaine que son fils « légal » Emile, a tout de même son roman où il se montre à la fois bon juriste et bon « fleuriste » (spécialiste en pélargonium). C'est un original, « une de ces figures curieuses enfouies en province », et qui mène dans ses serres « une vie fantastique et pleine de sentiment ». Il a eu ses folies : une trop jeune femme qui le trompa, mais sut toujours garder dignité et humour. A son fils revient ici (outre ses emplois parisiens habituels), ruse ultime du texte, le rôle de narrateur, que lui attribue l'édition Furne (« La littérature contemporaine [lui] doit les détails de cette aventure » ; et qu'il reprendra dans Les Paysans.

– CAMUSOT : Le Cabinet des antiques voit la formation du clan Camusot, qui va essaimer dans La Comédie humaine. Le fils aîné, qui n'est pas encore de Marville, fait ici ses débuts, sous le regard attentif de sa femme, qui prend en main sa carrière. Il monnaie son appui aux d'Esgrignon contre une nomination de juge et la Légion d'honneur. Il jouera bientôt le même rôle auprès de Lucien, dans Illusions perdues.

– CHESNEL : l'intendant au grand coeur, le type du « serviteur » fidèle et dévoué, tutoyé par son maître et ami, bien qu'il ne lui appartienne pas : il a son étude. Sa récompense : être enterré dans une chapelle du château d'Esgrignon.

–  DU CROISIER : personnage à deux têtes, l'autre éteint celle de Du Bousquier dans La Vieille fille. Ici ce notable de province, éminence guise des milieux libéraux, jadis éconduit par Armande d'Esgrignon, quitta l'occasion de se venger de cet affront. En dépit d'un échec apparent, il triomphe finalement en faisant de Victurnien l'époux de sa petite nièce. Il est vrai que Victurnien reprend sa vie de garçon et n'a « nul souci » de sa femme.

– Armande d'ESGRIGNON : « Une des figures les plus instructives de cette historie ». Ses « cheveux d'un blond fauve » et ses « yeux d'émeraude » ont fasciné le tout jeune Emile, qui en garde un souvenir inoubliable. Elle est devenue un ange de vertu, de bonté, de dévouement. Elle se sacrifie à l'honneur du nom, « faute d'intelligence » (entendons celle de l'Histoire, qui évolue en dehors du cercle étroit où elle vit). Sa rencontre avec Diane, dans sa chambre cellule, est un des moments forts du roman par le « contraste inouï » ainsi provoqué.   

–  Victurnien d'ESGRIGNON : joli garçon mais nul. Il ne sait que s'auto-détruire. Il n'est même pas un Rastignac, conquérant du faubourg Saint-Germain, ni une figure rendue intéressante par l'échec et la dureté sociale, comme un Rubempré. Une « erreur » de Diane, à coup sûr. Le roman le laisse sauvé, riche, marié, mais identique à lui-même.

–  Diane de Maufrigneuse : elle a vingt-six ans. Elle n'est pas encore princesse de Cadignan, mais simplement l'épouse de Maufrigneuse, l'ex-amant de sa mère, éteint et inoffensif. Elle affiche une insolente liberté et garde tout au long une stature héroïque. Cet ange diabolique, qui ne croit « à rien qu'à elle-même », a l'orgueil d'une aristocratie qui se ruine, sans paraître y prendre garde, pour continuer à jouer brillamment sa comédie sociale. Bien opposée à la noblesse de province, elle n'a plus d'illusions et dévoile aux d'Esgrignon la loi de son temps : « Vous serez bien plus nobles que vous l'êtes quand vous aurez de l'argent ». Aussi, brûlant sa vie sans souci du lendemain, dilapidant cet argent qui est l'étalon de la nouvelle société, elle a la grandeur d'un Ange révolté et, malgré un culte immoral de la force, elle garde toute sa pureté par son extravagance destructrice.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Le Cabinet des Antiques peu à peu pris de l'importance chez les commentateurs, parfois tentés d'en gloser seulement le titre. En fait l'ouvrage est essentiel pour la compréhension de la fonction de la province dans le roman de Balzac ainsi que pour l'élaboration de sa politique, et de sa poétique, à travers les processus « montage », d'un travaillé jusqu'au bout. Alors que dans La Vieille Fille la rivalité du républicain et du noble permet de centrer le roman sur la maison de Mlle Cormon, objet des convoitises, lieu où se joue ; dans un conflit symbolique, le sens même de la Restauration, dans Le Cabinet des Antiques l'éclatement de l'espace révèle un état social irréversible et dangereux : le renversement de la hiérarchie et la montée de ce que, selon Balzac, les « plus ardents novateurs » condamneront comme une « égalité impossible ». Certes l'hôtel d'Esgrignon a une certaine importance mais il ne rassemble que des restes de l'aristocratie d'Ancien Régime. Aussi est-il métaphoriquement un cabinet des Antiques. Mais d'autres lieux ont aussi une présence : la maison de Chesnel (le dévoué notaire des d'Esgrignon), la maison du juge Camusot, le jardin du juge Blondet, lieux décisifs où se joue le sort des d'Esgrignon. Dans cet espace s'inscrit la transformation sociale, le déclin d'une aristocratie impuissante, qui loin de pouvoir se sauver seule, n'agit que contre elle-même, et n'est sauvée que par une conjonction d'intérêts divers. Le vieux marquis est d'une autre époque : il ne comprend pas les luttes de son temps, ne voit pas les pièges que tend du Croisier et que son fidèle serviteur, Chesnel, sera obligé de déjouer à sa place. Quant au jeune d'Esgrignon, il incarne cette aristocratie de la Restauration, frivole et intéressée, à laquelle le légitimiste réformateur qu'est Balzac reproche, par exemple dans les réflexions politiques de la Duchesse de Langeais, de préférer le plaisir et le prestige au pouvoir réel que donnerait une action sur le pays. La famille d'Esgrignon n'échappe au déshonneur, qui aurait donné raison à l'oeuvre révolutionnaire, que par le génie d'un roturier, seul capable d'agir contre du Croisier, l'homme des ruses occultes, secrètement à la tête des libéraux. 

Dans Le Cabinet des Antiques la Province n'est pas seulement le cercle étroit où les talents sont étouffés et d'où l'on attend de s'évader vers une réussite parisienne, comme Mme Camusot. Certes, les haines confinées s'y exacerbent et les blessures personnelles font naître des conflits politiques qui s'enveniment. Mais la province est aussi une réserve de l'histoire. Elle s'oppose à Paris comme le XVIIIe siècle regretté au XIXe siècle déprécié. A Paris la Révolution a insidieusement triomphé en imposant ses valeurs aux nobles eux-mêmes. La province demeure sans doute dans une ignorance dangereuse (les illusions des d'Esgrignon en témoignent) et Balzac n'est pas favorable au passéisme (l'inadaptation fatale de la famille de Victurnien en est bien la preuve). Mais la médiocrité des temps bourgeois est telle que le passéisme revêt une tonalité nostalgique, qui rachète la Province dans les deux romans des Rivalités

Roman de paroles, Le Cabinet des Antiques laisse bien vite entendre dans un récit commencé par un narrateur anonyme la voix d'un autre narrateur-témoin qui revendique l'autorité sur tout ce qui est raconté. Ainsi ce récit, qui se donne d'abord pour l'observation objective d'un « annaliste de son temps » (l'historien des moeurs) est finalement soumis à un point vue subjectif. Le narrateur anonyme ne disparaît pas totalement, mais il semble alors se fonder sur le témoignage d'Emile Blondet, dont les propos sont cités comme des paroles rapportées dans le récit premier. Ce n'est que tardivement, dans l'édition Furne, que Balzac met au point cette organisation : l'acte narratif lui-même est ainsi pris dans le monde de La Comédie humaine