Accueil

LES CHOUANS

par André VANONCINI

 

I. L'HISTOIRE

Vers la fin du mois de septembre 1799, un contingent de conscrits bretons avance sur la route de Fougères à Mayenne. Il est escorté par les soldats du commandant Hulot, chargés de défendre la République dans une région fidèle au trône et à l'autel. La colonne se fait attaquer par des partisans royalistes, les Chouans. Le ministre de la police Fouché espère arrêter cette nouvelle insurrection de la Bretagne en capturant son chef. Il s'agit du marquis de Montauran, appelé le Gars, qui doit tomber dans un piège tendu par l'agent secret Corentin et par la belle espionne Marie de Verneuil. A leur première rencontre, le Gars et Marie s'éprennent l'un de l'autre. Le récit, à partir de ce moment, alterne les tableaux du combat qui oppose les Républicains aux Chouans et les scènes d'un amour tumultueux entre les deux protagonistes. Ceux-ci triomphent des manoeuvres de Mme du Gua, une rivale de Marie, mais se brisent contre le stratagème de Corentin. Leur passion finit tragiquement, peu après que les rebelles bretons ont échoué à prendre d'assaut Fougères.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Le manuscrit du roman est conservé (Lov. A 13). Balzac lui a d'abord donné pour titre Le Gars, puis Les Chouans ou la Bretagne il y a trente ans avant de s'arrêter (provisoirement) à Le Dernier Chouan. Sous la même cote, on trouve aussi l'« Avertissement du Gars » et l'Introduction de l'édition originale. L'Avertissement, écrit en 1828, mais demeuré longtemps inédit (jusqu'en 1931), annonce Le Gars, roman historique sur la guerre des Chouans. Sans préciser davantage ce projet.

Le manuscrit du Dernier Chouan, loin de ressembler à un premier jet continu, a fait l'objet de divers aménagements. Les huit premiers chapitres correspondent à la mise au net d'une version originale dont il ne reste plus de trace. Balzac a visiblement amplifié cette dernière : il y a inséré des chapitres d'une rédaction antérieure, dans lesquels Marie de Verneuil s'appelle encore Mlle d'Aumale ; il en a surajouté d'autres, en particulier une exposition historique à la Walter Scott et le récit de la torture de M. d'Orgemont ; enfin, comme le montre la description de Fougères dans l'édition originale, il a procédé à des développements difficiles à dater puisque les épreuves sont perdues. En tout, le manuscrit contient 28 chapitres, dont les neuf premiers portent des épigraphes rayées par Balzac. Le dernier est incomplet.

–  L'édition originale paraît en 1829 chez Urbain in-12 sous le titre Le Dernier Chouan ou la Bretagne en 1800 par M. Honoré Balzac. Elle se compose de quatre tomes dont chacun porte sur la page de titre la même épigraphe du livre de Judith dans l'Ancien Testament. Le texte se divise en 32 chapitres sans titre. Une introduction se situe aux pages V à XXIII du premier tome. Balzac y insiste longuement sur le sous-développement de la Bretagne. Il entend, par une dramaturgie originale, dépasser le simple relevé de faits historiques. Pour ne pas heurter des personnages redevenus puissants sous la Restauration et qui pourraient se reconnaître dans le roman, il atténue et transpose certaines scènes. Après Juillet 1830, qui entraîne l'éviction des mêmes personnes, ces préoccupations s'avèrent caduques, de sorte que l'introduction sera abrégée puis supprimée dans les éditions ultérieures. L'auteur expose enfin les raisons qui lui ont fait signer pour la première fois une oeuvre de son vrai nom – qui s'adjoindra bientôt la particule.

–  Une deuxième édition du roman paraît en 1834 chez Ch. Vimont sous le titre Les Chouans ou la Bretagne en 1799, par M. de Balzac. L'auteur rectifie donc, conformément à la vérité historique, l'année où reprend la guerre civile en Bretagne et, en passant du Dernier Chouan aux Chouans, il déplace l'accent de l'individuel vers le collectif. Les deux volumes in-8° de l'édition Vimont ne portent plus d'épigraphe, mais sur leur page de faux titre figure le texte suivant : Œuvres de M. de Balzac – Romans historiques. Cette nouvelle édition témoigne d'importants remaniements. Balzac y procède à de nombreuses contractions dans le but de réduire l'exubérance du style romantique qu'il avait pratiqué en 1829. Ainsi disparaît, par exemple, tout un vocabulaire satanique qui avait servi, d'après la recette du roman gothique, à désigner la perfidie de Corentin et de Mme du Gua. Ou encore, certaine longue rêverie nocturne qui ressemblait d'abord à une envolée ossianique fait place à une brève notation atmosphérique. La même volonté de simplifier s'applique aux dialogues entre Marie de Verneuil et le Gars. Plusieurs de ces échanges sont ramenés à un tiers de leur ancien volume : Balzac non seulement les abrège, mais il les purge des nombreux tirets intérieurs au discours, qu'il avait encore préconisés dans l'Introduction de 1829. Cette mise au jour du style d'abord assez entortillé, « hérissé de fautes » (Balzac dans la Préface de l'édition Furne) entraîne deux conséquences majeures. D'un côté, elle conduit à la recomposition de certaines scènes, comme la description de Fougères ou la rencontre des amoureux dans la maison de Galope-Chopine. De l'autre, elle induit une perception différente du caractère de Marie. Celle-ci possède, dans l'édition originale, une personnalité excessive, scindée entre l'angélique et le diabolique. L'édition Vimont, tout en précisant les antécédents de Marie – de protégée de Danton elle devient son ancienne épouse – en fait plus nettement une passionnée à la recherche d'un amour sublime.

–  Balzac apporte par la suite des modifications à l'édition Vimont, travail dont témoigne un exemplaire corrigé, conservé, comme les épreuves du Furne, à la collection Lovenjoul sous la cote A 14. Il insère au début du roman, sous le titre, une dédicace à Théodore Dablin (Au premier ami le premier ouvrage) et compose une brève préface qui remplacera l'introduction. Les têtes de chapitres, propres aux états antérieurs, sont supprimées alors qu'apparaissent trois grandes subdivisions introduites par des titres : L'Embuscade ; Chapitre II / Une idée de Fouché ; Chapitre III / Un jour sans lendemain.

–  En 1845 paraît chez Furne le tome XIII de La Comédie humaine (Scènes de la vie militaire et Scènes de la vie de campagne). Les Chouans ou la Bretagne en 1799 y sont suivis par Une passion dans le désert, Le Médecin de campagne et Le Curé de village. La préface figure à la page 1, sous la dédicace. Balzac y annonce Les Vendéens qui, au lieu de la guerre des partisans, devait évoquer « la guerre civile régulière ».

Le texte du Furne révèle des aménagements entrepris en vue d'ancrer Les Chouans dans l'édifice de La Comédie humaine. Ainsi certains chefs authentiques de l'insurrection sont remplacés par des personnages fictifs reparaissants. Balzac semble si attaché à actualiser les références de son roman qu'il lui ajoute deux paragraphes finaux : le premier évoque Marche-à-terre vieilli et apaisé sur le marché de Fougères en 1827, année qui figure sur cette même page ultime pour indiquer le moment de l'achèvement de la première rédaction (en fait 1829), le deuxième insiste, cette fois explicitement, sur le lien avec L'Envers de l'histoire contemporaine.

Les corrections du Furne corrigé vont décroissant au fil des pages et sont presque toutes de faible portée. Balzac supprime cependant la préface, enterrant en même temps le projet des Vendéens.

 

III. PERSONNAGES

Les reparutions éventuelles sont évidemment d'après coup vu la date des faits et celle du roman, mais il est intéressant de regarder qui a un avenir, et lequel.

– CORENTIN : ce sont les débuts du policier, agent secret. Il a 22 ans et passe pour le fils naturel de Fouché. On le retrouvera dans Une ténébreuse affaire, puis Splendeurs et misères des courtisanes et Les Petits Bourgeois.

– Comtesse DU GUA : aventurière royaliste au passé tumultueux. Surnommé « La grande garce » et « La jument de Charrette » par les Chouans. Est réemployée dans Madame du Vissard, roman inachevé.

– HULOT (futur comte de Forzheim, futur maréchal) : il a 33 ans en 1799 et il est alors cantonné à Alençon (La Vieille Fille). Il est à Madrid en 1808 (La Muse du département) et c'est en 1809 qu'il est nommé comte par Napoléon. Pour son malheur il aura un frère, le baron Hector Hulot d'Ervy (La Cousine Bette). Le marquis de Montauran, frère du Gars, assistera à ses obsèques.

– MARCHE-A-TERR : nom de guerre du Chouan Pierre Leroi, dit aussi Coupiau, on le retrouve dans L'Envers l'histoire contemporaine. Mais il est le plus survivant des Chouans : en 1816 il fait le commerce des bestiaux près de Mayenne, et vit paisiblement.

– Marquis Alphonse de MONTAURAN ( dit le Gars) : 17 ans en 1799. Il prend aussi le nom de Du Gua-Saint-Cyr et se fait passer pour le fils de la comtesse. Mais c'est sons le nom de vicomte de Bauvan qu'il se présente à Mlle de Verneuil. On en parle dans César Birotteau, Béatrix, La Vieille Fille, Le Cabinet des Antiques, L'Envers de l'histoire contemporaine.

– PILLE-MICH : surnom du Chouan Jean Cibot. Il sera guillotiné en 1809 (L'Envers de l'histoire contemporaine). C'est lui qui se charge avec Marche-à-terre de l'exécution de son cousin Galope-Chopine qui à trahi.

– Marie-Nathalie de VERNEUIL : fille naturelle du duc de Verneuil, elle a 26 ans en 1799. Elle devient la femme de Danton quelques jours avant l'exécution de celui-ci. Son roman d'amour et sa fin tragique sont évoqués dans Béatrix et dans La Vieille Fille.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Les Chouans ont été fraîchement accueillis par la critique. Malgré quelques avis favorables sur la vérité des caractères et l'originalité des descriptions, la majorité des recenseurs reprochent à Balzac une intrigue embrouillée et un style luxuriant. Un tel jugement s'explique dans la mesure où il envisage Les Chouans comme une illustration peu convaincante du roman historique à la Walter Scott. Une lecture attentive des articles parus à ce sujet montre cependant que l'aspect globalement négatif des commentaires voile parfois un étonnement significatif devant les procédés inédits de la création balzacienne. Il n'en reste pas moins que le roman s'est mal vendu. Dans l'Avertissement du Gars, texte aujourd'hui repris dans la plupart des éditions, Balzac présente des considérations décisives sur la problématique du sujet créateur, ainsi que sur la méthode d'analyse historique et philosophique qu'il est en train de mettre en oeuvre. L'auteur ne parle pas en son nom, mais attribue ce programme à un jeune ami pseudonyme, Victor Morillon, qui possède déjà plusieurs des traits du futur Louis Lambert. De nos jours, les paysages bretons et le personnage romanesque de Marie de Verneuil ont suscité l'amitié de Julien Gracq, tandis que les travaux récurrents sur le roman historique (ceux de Claudie Bernard par exemple) et notamment sur les romans de la Révolution ramènent régulièrement Les Chouans à l'actualité à côté de Hugo, de Dumas, de Barbey ou de France. Mais les sociologues s'intéressent aussi à cette représentation mythique d'une paysannerie archaïque (voir Marie-Caroline Vanbremeerche, Sociologie d'une représentation romanesque, L'Harmattan, 1997).