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LE COLONEL CHABERT

par Stéphane VACHON

 

I. L'HISTOIRE

Laissé pour mort, en février 1807, sur le terrain de la bataille d'Eylau, le colonel Chabert, compagnon d'armes de Napoléon, ne rentre à Paris, après de longues pérégrinations, qu'en 1819, sous la Restauration. Son hôtel est démoli, sa fortune est confisquée, sa femme est remariée au comte Ferraud, homme bien en vue du nouveau pouvoir. Chabert fera appel à la loi pour tenter de retrouver son nom, son rang, ses biens, sa fortune et sa femme. Mais le monde a bougé, la société a changé, la vie a suivi son cours. Hyacinthe Chabert se laisse piéger par la comtesse, malgré l'aide de Derville, mais refuse une « transaction » où il perdrait son honneur. Il préfère abandonner la place et n'être plus que le n° 164, dans l'anonymat d'un hospice.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Balzac publia Le Colonel Chabert sous quatre titres différents. Dans La Comédie humaine, il en modifia plusieurs fois la place. Ces hésitations té­moignent de l'embarras du romancier devant le thème principal et de la « valeur » architecturale de cette oeuvre qui réunit les traits constitutifs de l'univers balzacien. La Transaction, Le Comte Chabert, La Comtesse à deux maris, Le Colonel Chabert, tels fu­rent les titres de l'oeuvre qui migrera, à l'intérieur des Études de moeurs aux­quelles elle appartint tou­jours, des Scènes de la vie pari­sienne vers les Scènes de la vie privée. Une tragédie moderne, un roman de la vie privée, une af­faire judiciaire, une scène parisienne, une histoire militaire, une étude de femme : Le Colonel Chabert est tout cela.

Au début de 1832, Balzac rédige un texte dont seuls demeurent 14 feuillets, ceux de la fin (Lov. A 226, reproduits intégralement dans l'édition Livre de Poche « classique », 1994). L'histoire du texte se confond ensuite avec celle des publications.

–  L'Artiste, 19, 26 février, 4, 11 mars 1832 (tome III, 3e livraison, p. 27-33; 4e livraison, p. 38-44; 5e livraison, p. 51-57; 6e livraison, p. 62-65). Sous le titre La Transaction, le texte est divisé en quatre chapitres : I. « Scène d'étude »; II. « La résurrection »; III. « Les deux visites »; IV. « L'hospice de la vieillesse », suivis d'une conclu­sion. L'oeuvre est illustrée de deux litho­graphies de Bichebois aîné d'après Menut Alophe (2e et 4e livraison). La Revue étrangère, qui paraît en français à Saint-Pétersbourg, reproduit illicitement le récit en mai 1832 (tome II, p. 149-176 et p. 223-241).

Le Salmigondis. Contes de toutes les couleurs, tome I, Fournier jeune, octobre 1832, 1 vol. in-8 (B.F. 13 octobre 1832). Intitulée Le Comte Chabert, cette première publication en librairie, dans un recueil collec­tif, n'a pas été contrôlée par Balzac, et n'a pas reçu son consentement.

–  Études de moeurs au XIXe siècle, 12e volume, tome IV des Scènes de la vie parisienne, Mme Charles-Béchet, mai 1835, 1 vol. in-8 (volume non enregistré à la B.F.). Intitulée La Comtesse à deux maris, l'oeuvre est divisée en trois chapitres : I. « Une étude d'avoué »; II. « La transaction »; III. « L'hospice de la vieillesse », le texte est suivi de la date « Paris, février-mars 1832 ».

–  Scènes de la vie parisienne, 2e édition, tome I, Charpentier, 1 vol. in-18 (B.F. 7 décembre 1839).

La Comédie humaine, 10e volume, tome II des Scènes de la vie parisienne, Furne, Dubochet et Cie, Hetzel, 1 vol. in-8 (B.F. 28 septembre 1844). Le Colonel Chabert occupe les pages 1-60 de ce volume. L'oeuvre prend son titre défintif, la division en chapitres a disparu. Dans le « Catalogue des ouvrages que contiendra La Comédie humaine. Ordre adopté en 1845 pour une édition complète en 26 tomes » (Catalogue de 1845), Le Colonel Chabert, qui porte le numéro 18, est rangé dans les Scènes de la vie privée. Au revers de la seconde couverture du tome I de son exemplaire personnel de l'édition Furne (Furne corrigé) de La Comédie humaine, Balzac a renuméroté les scènes et repoussé Le Colonel Chabert après Le Père Goriot, sous le numéro 23. C'est aujourd'hui, dans La Comédie humaine, la place qu'il occupe.

– Republication en feuilletons dans le supplément littéraire du journal Le Constitutionnel, les mercredi 12, mardi 18 et dimanche 23 mai 1847.

 

III. Personnages

Balzac profitera des ré­éditions successives de l'oeuvre pour la lier avec ses nouvelles compo­sitions par le procédé du retour des personnages. Beaucoup de ceux du Colonel Chabert sont donc introduits après coup, par modifi­cation des textes primitifs : il en est ainsi de Desroches, de Godeschal, d'Alexandre Crottat, des allusions au notaire Roguin, à la vicomtesse de Grandlieu, au duc de Navarreins. Dans le même esprit, Balzac ajoute des allusions aux intrigues de Gobseck, du Père Goriot, de César Birotteau.

– Me Der­ville : avec Le Colonel Chabert de 1832 on a la première apparition du nom dans La Comédie humaine, même si le personnage a déjà figuré, comme narrateur, en avril 1830 dans Les Dangers de l'inconduite (futur Gobseck). Ce n'est en effet qu'en novembre 1835 dans l'édition Béchet du Papa Gobseck que Balzac rebaptise cet « Émile M. » Derville et l'assimile ainsi au personnage de Chabert. Derville est l'avoué des grands person­nages de La Comédie humaine, de César Birotteau, de Félix de Vandenesse, du comte de Sérizy, des ducs de Chaulieu, de Grandlieu, de Na­varreins, de Restaud, etc. Par le nombre et la diversité de ses apparitions – dans douze romans et dans deux oeuvres inachevées – , il est un des personnages centraux de l'oeuvre balzacienne : il y fait bloc.

– Comte FERRAUD (ou FÉRAUD) : dans la première livraison de L'Artiste, le 11 février 1832, le comte Ferraud s'appelle Ferrand. Une note de la se­conde livraison indique que Ferrand pour Ferraud « a été mis par inadver­tance ». Il peut ne s'agir que d'une erreur de l'imprimeur; mais un Ferrand réel pourrait avoir demandé la modification. Le nom Ferraud ne variera plus ensuite. C'est en 1808 qu'il épouse la « veuve » Chabert et sa fortune. Il saura remercier de ses services le « plus qu'habile » Delbecq, son secrétaire, dévoué à la comtesse. Lui poursuivra sa carrière, notamment avec de Marsay (Le Contrat de mariage, L'Interdiction).

– Comtesse FERRAUD : en 1819, cela fait plus de vingt ans qu'elle a épousé le comte Ferraud. Est-ce par ironie qu'elle est comptabilisée parmi les femmes vertueuses dans la préface du Père Goriot ? Quoi qu'il en soit alors de sa vertu d'épouse et mère, des additions au Bals de Sceaux et à La Peau de chagrin la feront reparaître comme « une des reines de Paris ». En septembre 1844, l'édition Furne des Employés nous révèle qu'elle fut la dernière maîtresse de Louis XVIII. Beau trajet pour celle qui avait débuté dans la galanterie sous le nom de Rose Chapotel.

– Louis Vergniaud : l'ami de Chabert, le seul fidèle, il revient dans l'édition Furne (juin 1842) de La Vendetta comme loueur de voiture. Son nom et substitué à celui d'un certain Hardy, ancien maréchal des logis (comme lui), présent depuis la première édition du texte en avril 1830. Remplaçant ce Hardy (qui disparaît), Vergniaud en acquiert l'occupation (loueur de voitures). Dans Le Colonel Chabert nous savons que « le nourrisseur fit faillite et devint cocher de cabrio­let »; La Vendetta nous apprend qu'il sera emprisonné pour son implication dans un complot bonapartiste.

Le premier clerc de Derville, Boucard, le cinquième clerc Huré, le saute-ruis­seau Simonnin, comme Delbecq, l'intendant des Ferraud, ne réapparaissent nulle part dans La Comédie humaine, à la différence de Godeschal, le troisième clerc de Derville et de Desroches le quatrième (devenu avoué dès 1822, selon Un début dans la vie).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Le Colonel Chabert ne connut pas, du vivant de Balzac, les honneurs de la publication sé­parée, pas seulement sans doute, en raison de sa relative brièveté. Il faut voir dans ce modeste statut éditorial l'absence de réactions de la critique à l'endroit de cette oeuvre, qui ne passa pourtant pas inaperçue. Le 20 octobre 1832, le Journal des femmes en donne un compte rendu signé par Madame Alida de Savignac (tome II, p. 216-218). Quatre mois après sa parution en revue dans L'Artiste, Le Colonel Chabert (qui s'intitule encore La Transaction) fut porté sur la scène du Théâtre du Vaudeville, sans l'accord de l'auteur, par Jacques Arago et Louis Lurine, deux dialoguistes professionnels. Les caractères, quelques noms et l'intrigue ont été changés.

La première représentation a lieu le 2 juillet 1832, alors qu'une épidémie de choléra sévit à Paris depuis plusieurs semaines. La pièce est jouée le 3 puis le 4. Elle n'est pas jouée le 5 suite à une indisposition des acteurs principaux, Mme Dussert-Doche, qui tient le rôle de la comtesse, et Volnys celui de Chabert; elle ne revient à l'affiche que le 14 juillet. La pièce semble avoir été un succès : le Vaudeville la donne sans interruption du 14 juillet au 6 août compris. Voici la liste des comptes rendus de cette pièce : Revue encyclopédique, 1832 (tome LIV, p. 602) ; Courrier des théâtres, 3 juillet 1832 (non signé) ;  Figaro, 3 juillet 1832 (non signé) ; Brid'oison, 5 juillet 1832 (non signé) ; L'Artiste, 8 juillet 1832 (non signé) ; Journal des débats, 9 juillet 1832 (signé « J[ules] J[anin] ») ; La Quotidienne, 9 juillet 1832 (signé « J. T. [Merle] ») ; Le Constitutionnel, 9 juillet 1832 (non signé) ; Le National, 9 juillet 1832 (signé « X »).

Malgré le pillage de son oeuvre, , Balzac dut reconnaître qu'elle fit parler de son récit, et de lui (abondamment), même si ce fut parfois pour l'attaquer. Ce succès, au théâtre, s'est, au vingtième siècle, transposé au cinéma. On compte au moins cinq adaptations importantes :

– 1911 (France). Le Colonel Chabert. Réal. : André Calmettes et Henri Pouctal.

– 1920 (Italie). Le Colonel Chabert. Réal. : Carmine Gallone; interprétation : Charles Le Bargy, Rita Pergament.

– 1932 (Allemagne). Mensch Ohne' Nahmen [L'Homme sans nom]. Réal. : Gustav Ucicky, adap­tation par Robert Liebman; interprétation : Werner Krauss [dans la version allemande] ou Firmin Gémier [dans la version française], Mathias Wieman, Hans Brausewetter, Helene Thimig.

– 1943 (France). Le Colonel Chabert. Réal. : René Le Hénaff, adaptation et dialogues de Pierre Benoît; interprétation : Raimu, Marie Bell, Jacques Baumer, Aimé Clariond, Roger Blin.

– 1994 (France). Le Colonel Chabert. Réal. : Yves Angelo, adaptation de Yves Angelo et Jean Cosmos, dialogues de Jean Cosmos; interprétation : Fanny Ardant, Gérard Depardieu, André Dussolier, Fabrice Luchini.

Cette dernière version qui fut un grand succès public s'est accompagnée d'une dizaine de rééditions de niveau scientifique très inégal, dans des collections de poche ou parascolaires qui, si elles n'ont pas toujours fait progresser la connaissance du texte, c'est le moins que l'on puisse dire, lui ont au moins assuré une visibilité et soutenu une audience exceptionnelle.