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LE CURE DE TOURS

par Nicole MOZET

 

I. L'HISTOIRE

A Tours, à l'ombre de la cathédrale Saint-Gatien, il était une fois trois prêtres et une vieille fille, leur logeuse. Ils sont tous un peu mesquins et assez ridicules, parfois jusqu'au comique, mais le dénouement est tragique. Comme il lui arrive souvent, surtout dans Les Scènes de la vie de province, Balzac fabrique du drame avec des vétilles. Pendant des années, en venant lui rendre sa visite quotidienne, l'abbé Birotteau avait envié le confort dont jouissait l'abbé Chapeloud dans l'appartement que celui-ci louait chez Mlle Sophie Gamard. Son rêve s'est réalisé à la mort de son ami, mais son bonheur fut de courte durée. C'était compter en effet sans la haine d'un troisième prêtre, plus jeune que les deux autres, l'abbé Troubert. Celui-là aussi guignait la succession de Chapeloud, aussi bien l'appartement que le canonicat.

Sa vengeance sera impitoyable. Il fait alliance avec Sophie Gamard et ils montent à eux deux une machination savante contre le pauvre Birotteau. Sans bien comprendre ce qui lui arrive, le vieux prêtre est chassé, spolié, interdit par l'évêque et trahi par ses amis. Son parcours de souffrance le mène du quartier de la cathédrale, qu'on appelle le Cloître, au faubourg de Saint-Symphorien, de l'autre côté du pont sur la Loire. Ces quelques centaines de mètres ont représenté pour lui un véritable chemin de croix : le petit bonhomme tout rond qui trottinait dans les rues de Tours n'est plus qu'un moribond. Troubert, lui, est nommé évêque.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Ce roman, qui s'intitula Les Célibataires dans ses éditions successives jusqu'en 1839, naquit en avril-mai 1832. Le manuscrit incomplet (Lov. A 11) comporte dix faux-départs. Six autres se situent au verso des feuillets 2 à 7 de Lov. A 196 (Le Prêtre catholique). En outre on conserve quelques épreuves préparées pour l'édition originale dans A 11, d'autres dans A 12, correspondant au début du texte, ainsi qu'un placard portant à la titre, La Vieille Fille, qui sera repris par Balzac en 1836 pour un de ses deux romans alençonnais.

– L'édition originale du roman (Mame-Delaunay, mai 1832) porte le titre des Célibataires, qui fournira dans La Comédie humaine le titre d'une section des Scènes de la vie de province englobant Pierrette, Le Curé de Tours et La Rabouilleuse. Ce petit récit provincial, écrit avant Eugénie Grandet, fait à cette époque partie des Scènes de la vie privée (tome III).

– La deuxième édition (Mme Béchet, décembre 1833, datée 1834) classe ce texte dans les Scènes de la vie de province. Le titre est toujours Les Célibataires. Elle comporte une addition importante, celle de la dernière page, depuis : « Il existe un combat perpétuel entre l'individu contre le système (...) jusqu'à la fin du texte. »

– La troisième édition porte encore le titre des Célibataires (Charpentier, novembre 1839, tome I des Scènes de la vie de province).

– C'est dans le Furne, en avril 1843, dans le volume VI, que le titre devient Le Curé de Tours (tome II des Scènes de la vie de province).

– Pas de correction dans le Furne corrigé, sinon quelques majuscules et des paragraphes regroupés. A la fin, cependant, deux ajouts : « le pauvre prêtre » et sa « victime » manifestent la compassion du narrateur pour Birotteau.

 

III. PERSONNAGES

– François BIROTTEAU : le curé de Tours reparaîtra deux reprises qui complète rétroactivement sa biographie : fin 1835, dans le Lys dans la vallée on apprend qu'en août 1817, il était devenu le confesseur de Madame de Mortsauf et, en septembre 1837, sur les épreuves de César Birotteau, Balzac ajoute la lettre de François à son frère, accompagnant un envoi de mille francs au parfumeur, son cadet de dix ans (LBH., I, 405). César ne peut éviter la faillite, déclarée le 16 janvier 1819. Réhabilité, il meurt en 1823, c'est-à-dire trois ans avant le début de l'action du Curé de Tours. Il reste que, textuellement, François qui engendre César, et le curé le parfumeur.

– Sophie GAMARD : un Troubert au féminin de moins vaste empan. Elle a failli donner au texte non pas son nom mais son état de vieille fille. Elle couvre à elle seule la problématique du célibat (au moins laïque). Cependant elle meurt dans le texte (ironie narrative ? elle a pris froid dans l'église) et n'a droit à aucune survie textuelle.

– LISTOMÈRE (famille de) : la nécessité de donner un appui extérieur au curé Birotteau et un adversaire ç l'abbé Troubert, et d'étendre au delà du huis-clos de Saint-Gatien l'horizon du roman explique sans doute l'introduction dans le roman des Listomères. Mais, à partir du nom crée en 1832 dans Les Célibataires, Balzac construit au fil des textes une famille entière, dont un important « clan femelle » (J. Guchardet), d'origine tourangelle, de haute noblesse, fort bien alliée, et réputée (selon Le Lys dans la vallée) pour son « impertinence ». Dans l'écheveau des titres, il n'est pas toujours aisé de reconstituer l'arbre généalogique. Outre la baronne [morte en 1827] qui secourt ici François Birotteau, et son neveu le baron [né en 1790] qui finalement le trahit, tous deux crées dans Les Célibataires, y figure aussi allusivement un beau-frère de l'amie de Birotteau, oncle du baron, qui se renseigne pour lui au ministère. Ce personnage ne recevra son titre de marquis, son surnom « le temps couvert » et quelques traits distinctifs (insignifiant mais votant bien) que dans Profil de marquise, titre d'Etude de femme dans l'édition Béchet de mai 1835. C'est aussi dans cette édition qu'apparaît son épouse et cousine, héroïne du texte, qui lui donne son nom et y remplace une comtesse de ***, apparue le 20 mars 1830 dans la préoriginale de La Mode. Personnage mondain, « vertueuse par calcul », elle est répandue dans une dizaine de textes. Elle ne devient soeur des Vandenesse qu'en juin 1842, dans une addition du Furne d'Etude de femme, ce qui lui donne une histoire et donne un futur à l'une des soeurs du narrateur, évoquée sans plus de précision en novembre 1835 dans Le Lys dans la vallée. C'est aussi dans ce roman qu'adviennent la marquise douairière de Listomère, née Grandlieu, grand-tante des enfants Vandenesse et la mère de ceux-ci, la marquise de Vandenesse, née Melle de Listomère. Ajoutons que, dans l'édition Werdet datée de 1837 de la future Femme de trente ans, la comtesse de Listomère-Landon remplace la marquise de Belorgey antérieure, qui disparaît. Cette lectrice de la Galerie de l'ancienne cour comprend avec finesse les malheurs conjugaux de la femme de son neveu, Julie de d'Aiglemont, et meurt de bonheur lors de l'entrée à Tours du duc d'Angoulême en 1814. Enfin, une comtesse de Listomère mal identifiée est substituée à la baronne du Guénic issue du manuscrit dans l'originale du Député d'Arcis, en mai 1847.

– Abbé TROUBERT : essentiel à la dynamique du texte, il y représente surtout l'autre aspect de l'Eglise, un pouvoir sans emploi véritable qui s'exerce sur les petites choses, faute de pouvoir en actionner de plus grandes. Troubert a ici son avenir derrière lui, mythiquement évoqué à la fin du roman mais il sera mentionné dans Le Député d'Arcis en 1847, toujours comme évêque de Troyes.

– Pauline Salomon de VILLENOIX [née en 1800] : dans le manuscrit des Célibataires, l'amie de Birotteau n'est encore que Melle Salomon, elle reçoit son nom complet dans l'originale. Son passé de femme aimante dont le fiancé est devenu fou, évoqué dans Les Célibataires sera en octobre 1832 au centre de la Notice biographique sur Louis Lambert. En décembre 1834, dans Un drame au bord de la mer, elle séjourne en Bretagne avec Louis. Après sa mort, elle vient habiter Tours, en 1824.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

César et François sont l'envers des couples de frères ennemis de La Comédie humaine : les Bridau, les Vandenesse, les d'Hérouville, ou de frères opposés comme les Hulot. On oublie à quel point Balzac a conçu ensemble les destins des Birotteau, ces « loosers » ingénus, et a soumis deux personnages presque identiques à des situations différentes pour un résultat similaire. C'est que manifeste une lettre à Mme Hanska du 10 avril 1834 où il déclare : « En ce moment, (...) je fais une oeuvre capitale, César Birotteau, le frère de celui que vous connaissez, victime comme son frère, mais victime de la civilisation parisienne, tandis que son frère n'est victime que d'un seul homme. » (LHB I, 155). Le changement d'échelle rendra la genèse de l'histoire du second infiniment plus longue et pénible que la rédaction rapide du foudroiement du premier... L'analogie des histoires sera occultée par les cinq ans qui séparèrent les publications et, dans le Furne, par leur classement dans des séries différentes qui met à distance l'un de l'autre. C'est pourtant, un peu, une « Même histoire ».

Sélection bibliographique :

Hoffmann (Léon-François), « Eros en filigrane : Le Curé de Tours », A.B.1967 ; Mozet (Nicole), « Le personnage de Troubert et la genèse du Curé de Tours », A.B.1970 et « Le Curé de Tours, un espace oedipien ? », L'Oeuvre d'identité. Essais sur le romantisme de Nodier à Baudelaire, sous la direction de Didier Maleuvre et Catherine Nesci, Paragraphes, Département d'études françaises, Université de Montréal, Presses Universitaires de Vincennes, 1996.