UNE DOUBLE FAMILLE

par Florence TERRASSE-RIOU

I. HISTOIRE

« Une même histoire », « deux actions distinctes » : c'est ainsi que Balzac décrit lui-même la construction de ce roman.

La « première » histoire commence dans l'antique rue du Tourniquet-Saint-Jean. Comme au début de Madame Firmiani, l'incipit d'Une double famille multiplie les interrogations : dans l'une de ces sombres maisons, l'on peut voir une vieille femme et une jeune fille, dont l'évocation oscille entre la valorisation et la défiance. La mère semble marchander sa fille aux passants, et chaque passant est prétexte à un roman possible. La jeune fille, pour sa part, est décrite comme toute de grâce, de charme, de fraîcheur. Qui donc pourra « posséder à bon marché l'innocente ouvrière » ? Qui pourra y mettre le prix ? Le « monsieur noir » n'est d'abord qu'un « habitué de plus ». Mais une idylle bucolique se noue assez rapidement, et deux scènes charmantes viennent évoquer un bonheur « conjugal » paisible. 

La « seconde » histoire est celle de l'échec « préalable » d'un mariage pourtant bien calculé : Roger de Granville, jeune magistrat, épouse Angélique Bontems, une ravissante amie d'enfance. Mais celle-ci se révèle être une incorrigible dévote. Et l'histoire devient celle d'un adultère annoncé et même justifié par la bigoterie d'Angélique. Les « principes » du récit sont donc bien « équivoques » : le comte Roger de Granville, marié et père de famille, entretient en ville une maîtresse dont il a deux enfants. Mais lors de la confrontation entre la femme et la maîtresse, le comte de Granville, mari adultère, en vient à accuser sa femme si vertueuse de bigamie : « On ne peut être à la fois l'épouse d'un homme et celle de Jésus-Christ, il y aurait bigamie : il faut savoir opter entre un mari et un couvent ». Les rôles s'en trouvent ainsi singulièrement inversés.

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

– Manuscrit : Il est conservé au fonds Lovenjoul (cote A 231). Il comporte 36 feuillets. Seules les deux premières pages manquent. La conclusion du roman, dans le manuscrit, est beaucoup plus concise et très différente : on y apprend simplement que « Quelque temps après cette scène, le comte de Grandville fut destitué et il se sépara de sa femme en gardant ses fils avec lui. Il fut nommé député et se montra un des plus ardents antagonistes des Pères de la Foi. »

– 5 avril 1830 : dans Le Voleur, publication d'un fragment sous le titre « La Grisette parvenue ».

– Avril 1830 : première édition, sous le titre La Femme vertueuse, édit. Mame et Delaunay-Vallée, dans Scènes de la vie privée – en 2 volumes, au milieu du tome I.

– Mai 1832 : deuxième édition, sous le titre La Femme vertueuse, édit. Mame-Delaunay, dans l'édition augmentée des Scènes de la vie privée – en 4 volumes, au milieu du tome II.

– Novembre 1835 : troisième édition, toujours sous le titre La Femme vertueuse, édit. Mme Béchet, dans Etudes de moeurs au XIXe siècle – en 12 volumes, dans le tome IX, c'est-à-dire dans le premier volume des Scènes de la vie parisienne.

– Décembre 1839 : quatrième édition, encore sous le titre La Femme vertueuse, édit. Charpentier, au début du tome II de Scènes de la vie parisienne, « nouvelle édition revue et corrigée » – en 2 volumes.

– Juin 1842 : 5ème édition, sous le titre Une double famille, édit. Furne, dans La Comédie humaine, dans le tome I, c'est-à-dire de nouveau dans Scènes de la vie privée.

Entre le manuscrit et le Furne corrigé, de nombreux changements sont intervenus : modifications de dates, d'abord. Ainsi le dénouement ne se situe plus en 1829 mais en 1833. Modifications d'âge, ensuite, pour des questions de logique et de vraisemblance. Les corrections du style sont également nombreuses. Eugène de Grandville devient Roger de Grandville. Enfin la structure du texte est transformée puisque le manuscrit est d'abord divisé en deux parties : la première comporte 5 tableaux, la seconde 3 tableaux et il s'achève par une « conclusion ». Dans l'édition Béchet de 1835, il n'y a plus de tableaux, mais seulement les deux parties et la conclusion.

Dans le Furne, la division en 2 parties est abandonnée ; seule la conclusion se détache. Dans le Furne corrigé, les pages qui décrivent l'intimité naissante entre le comte de Granville, encore « un passant », et Caroline, sont extrêmement retravaillées dans le détail. Dans l'évocation des débuts du mariage des Granville est ajoutée la phrase : « ...il ne put tout d'abord reconnaître la rigidité des moeurs religieuses de sa femme ». Le dialogue final entre le comte de Granville et Bianchon est également retravaillé. Et le « titre » du comte dans sa dernière réplique n'est plus « un père, surtout quand il est magistrat », mais devient « un père, surtout lorsqu'il a l'honneur de présider une cour suprême... ».

III. PERSONNAGES

– BONTEMS (Père d'Angélique) : « Il a été un bonnet rouge foncé qui possédait force biens nationaux achetés à vil prix ».

– Madame BONTEMS (mère d'Angélique) : « La veuve du père Bontems est furieusement dévote ».

– Caroline CROCHARD : elle prend le nom de Caroline de Bellefeuille. « La pauvre enfant [semble] être née pour l'amour et la gaieté ». Plus tard, lorsque « en elle, la femme [est] accomplie », elle « offre tous les développements d'une beauté qu'un bonheur sans nuages et des plaisirs constants avaient fait épanouir ».

Son destin est évoqué dans Splendeurs et misères des courtisanes. Deux enfants naturels, Charles et Eugénie.

– Abbé FONTANON : directeur de conscience, à Bayeux, de Mme et Mlle Bontems. Promu à Paris, il « ressaisit son empire sur son ouaille », Angélique. Il vient au chevet de Mme Crochard mourante.

– Comte Roger de GRANVILLE : jeune avocat ambitieux, il épouse la compagne des jeux de son enfance, qu'il appelait sa « petite femme ». Il n'acquiert ce prénom que dans l'édition Béchet de 1835 (après « Victor » et « Eugène »). Et l'orthographe définitive de son nom n'est que dans l'édition Furne de 1842 (antérieurement, on trouve Grandville). Il joue un rôle important dans Splendeurs et misères des courtisanes. 

– Comtesse de GRANVILLE : née Angélique Bontems. « La plus jolie fille de Bayeux » mais les prêtres « lui ont conseillé de vivre vierge et martyre » ; et elle devient très vite une sinistre dévote. Elle a quatre enfants.

– Vicomte de GRANVILLE : fils aîné des de Granville, il joue un grand rôle dans Le Curé de village.

– Marie-Angélique de GRANVILLE : soeur du vicomte, elle deviendra comtesse Félix de Vandenesse. Elle est au centre du roman Une fille d'Eve.

– Marie-Eugénie de GRANVILLE : soeur cadette, elle deviendra Mme du Tillet. Sa triste jeunesse explique son mariage malheureux (Une fille d'Eve).

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Le comte et sa maîtresse seront finalement « punis de n'avoir pas obéi aux lois sociales ». Pourtant leur « belle » histoire d'amour, systématiquement construite en opposition avec le mariage légitime, ressort très renforcée d'une narration si disloquée. Le mot ADULTERE cause à Balzac « de singulières impressions », comme il l'écrit dans l'Introduction à la Physiologie du mariage. Ici la faute de la faute incombe à l'épouse : ce n'est pas là un mince paradoxe. Les biographes de Balzac rappellent que sa soeur, Laure de Surville, a vécu à Bayeux peu après son mariage. Balzac y a fait plusieurs séjours et a écrit « Oh le bon pays à exploiter que ce Bayeux plein de dévotes ». A la veille de la révolution de 1830, la charge de l'auteur contre la bigoterie révèle la pesanteur du cléricalisme réactionnaire en cette fin du règne de Charles X. La narration de ce roman est « savamment disloquée » (l'expression est de Claude-Edmonde Magny, dans son introduction pour le Club français du Livre). La construction en diptyque permet des jeux d'opposition, notamment pour tout ce qui concerne la description des intérieurs : la maison de la dévote est toute de « sécheresse », de « froide solennité », de « rectitude et de petitesse », à l'inverse des appartements de Caroline, « lieu plein de délices ». Toute une esthétique balzacienne se développe ici pour exploiter avec virtuosité la façon dont les personnages « [tiennent] à [leur] maison comme un colimaçon tient à sa coquille brune ».