L'ELIXIR DE LONGUE VIE

par Robert TRANCHIDA

 

I. L'HISTOIRE

Dans un palais de Ferrare, un festin réunit don Juan Belvidéro, un prince et sept courtisanes. Au moment même où don Juan se lamente de la longévité de son vieux père Bartholoméo, un domestique vient annoncer que le vieillard est mourant. A son chevet, Bartholoméo dévoile à son fils qu'il a découvert un élixir de longue vie dont il devra être frotté tout entier pour ressusciter. Devant le cadavre, don Juan se résout à imbiber un oeil qui aussitôt revit mais, bien vite, il finit par l'écraser avec un linge. Le fils parricide, désormais libre et puissant, peut conquérir, sans scrupules, la société. Devenu vieux à son tour et sur le point de mourir, Don Juan remet à son fils Philippe la fiole d'élixir qu'il avait conservée. Sans en dévoiler le secret, il lui donne des instructions afin de ne pas subir le sort du vieux Bartholoméo. Mais à peine Philippe a-t-il frotté la tête puis le bras droit du cadavre que le bras redevenu vigoureux l'étreint brusquement. Terrifié, il laisse tomber la fiole qui se brise. Alarmée, une foule se rassemble et crie au miracle tandis que l'abbé de San-Lucar, averti par Dona Elvire, l'épouse de don Juan, décide de canoniser le miraculé. S'en suit une cérémonie religieuse qui s'achève dans une frénésie satanique, sacrilège et meurtrière.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

– Première publication dans la Revue de Paris le 24 octobre 1830 (tome 19, p. 181-210) en deux chapitres intitulés : Festin et Fin. En tête de chapitre sont placés, en épigraphe, deux extraits de la « Monographie de la vertu, ouvrage inédit de l'auteur », projet abandonné par Balzac. Le récit est interrompu, à la fin du premier chapitre, par une intervention directe de l'auteur. Ni manuscrit ni épreuves n'ont été conservés. Seules des notes raturées, concernant la vieillesse de don Juan en Espagne, se trouvent au verso d'un feuillet comportant le début du projet Le Dernier Bienfait de Melmoth le voyageur (Lov.  A 148, fol. 4). 

– Première édition : Romans et contes philosophiques, « seconde édition », tome 3, chez Gosselin, en septembre 1831. Le texte de 1830 y est inséré sans retouches. C'est l'édition originale de l'oeuvre. La mise en vente d'un second tirage de cette édition, dite « troisième édition », est annoncée en novembre 1831.

– Seconde édition : Contes philosophiques, tome 2, chez Gosselin, en juin 1832. C'est le texte de 1831, sans modifications. 

– Troisième édition : Romans et contes philosophiques, « 4e édition revue et corrigée », tome 4, chez Gosselin, en mars 1833. Le texte est sensiblement identique à celui de l'édition de 1831.

– Quatrième édition : Etudes philosophiques, tome 5, chez Werdet, en décembre 1834. Le texte a été partiellement revu. La division en chapitres et les épigraphes sont supprimées.

– Cinquième édition : La Comédie humaine, tome 15, « Deuxième partie : Etudes philosophiques (2e éd.), tome 2 », chez Furne en août 1846. Le texte a été légèrement modifié mais l'intervention de l'auteur qui séparait les deux parties du récit est remaniée, augmentée et déplacée en tête du texte, donnée comme une dédicace « Au lecteur ». Comme pour la plupart des courtes Etudes philosophiques, le Furne corrigé ne comporte pas de corrections pour ce texte. Dans le Catalogue de 1845, Balzac prévoyait de le déplacer dans la même partie.

 

III. PERSONNAGES

Les personnages ne réapparaissent pas dans La Comédie humaine. Le récit s'organise autour de la figure légendaire de Don Juan.

– Bartholoméo BELVIDERO : père de don Juan

– Don Juan BELVIDERO : duc, fils de Bartholoméo Belvidéro

– Don Philippe BELVIDERO : fils de don Juan et de dona Elvire

– Dona Elvire BELVIDERO : duchesse, épouse de don Juan

– La BRAMBILLA : courtisane de Ferrare

– Bianca LA CAVATOLINO : courtisane de Ferrare

– JULES II : Giuliano della Rovere, pape, a une conversation familière avec don Juan 

– La RIVABARELLA : courtisane de Ferrare

– L'abbé de SAN-LUCAR : confesseur de la famille de don Juan

– La VARONESE : maîtresse de don Juan

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

L'Elixir de longue vie est l'un des textes les moins connus de La Comédie humaine. Sa publication dans la prestigieuse Revue de Paris marque une étape essentielle de la carrière de Balzac. Ce conte « fantastique », « magico-frénétique », est une des formes littéraires que Balzac entreprend désormais de représenter. Il rappellera, en 1846, dans la dédicace « Au lecteur » cette préoccupation exprimée dès 1832 dans une lettre à Mme Hanska. Même s'il se défend d'avoir fait, en 1830, de « l'atroce pour le plaisir des jeunes filles », Balzac reconnaît implicitement avoir versé dans la veine frénétique. Au début du XXe siècle, un critique lui reprochera encore « l'horreur grotesque » de la scène finale, la lourdeur de son « fantasticisme ». Mais l'oeuvre est loin d'être de pure circonstance. L'étude minutieuse des sources et la richesse thématique de l'oeuvre en témoignent (R. Guise, « Balzac, lecteur des Elixirs du Diable », A.B. 1970, p. 57-67 et Pl., XI, p. 461). Le texte, presque contemporain de la mort du père de Balzac, reprend deux projets antérieurs. Le récit conjugue le thème de la longévité et le mythe de Don Juan, un aspect résolument surnaturel et une intention symbolique.

La dédicace « Au lecteur » a beaucoup intrigué la critique : elle informe sur la genèse de l'oeuvre et elle oriente l'interprétation. Plusieurs thèmes y sont développés : le rôle de l'argent, l'héritage, la paternité, l'anticléricalisme... Cette longue dédicace, parfois omise au XXe  siècle, est presque unique (voir aussi l'avis au public de la Physiologie du mariage). Dans la version de 1830, cette intervention, insérée au milieu du récit, est encore narrative, de même que l'épilogue, « pied-de-nez » de l'auteur (« nous pouvons tirer de ce mythe plusieurs moralités intéressantes. D'abord... mais – continuez sans l'auteur »). En adaptant et en plaçant, en 1846, ce texte au début du conte, Balzac lui confère un nouveau statut. Par ce geste, il semble transformer le conte en Etude philosophique en faisant prévaloir la dimension symbolique sur la dimension fantastique. D'autre part, Balzac inscrit son héros dans la lignée des Don Juan (ceux de Molière, de Goethe, de Byron, de Maturin) et crée son propre type. Au delà du récit « fantastique », il tente de renouveler le « mythe » de Don Juan (B. Guyon, « Le Don Juan de Balzac », A.B. 1977, p. 9-28).

Plusieurs thèmes, développés dans L'Elixir de longue vie, apparaissent déjà dans les romans de jeunesse, Falthurne et Le Centenaire (les thèmes de la longévité, de la puissance liée à la connaissance). D'autres se retrouvent dans La Peau de chagrin (le thème inversé de l'usure de la vitalité). Ce mouvement induit une signification du mythe : le passage du conte au roman peut être compris comme celui du pouvoir absolu mais stérile et dérisoire de don Juan au pouvoir plein, fécond mais dissipateur de Raphaël.