LES EMPLOYES

par Anne-Marie BARON

 

I. L'HISTOIRE

Une grande partie de l'intrigue a pour décor les bureaux d'une division ministérielle, où sont mis en scène, sous forme théâtrale, des dialogues entre les employés. Chef de bureau dans « un des plus importants ministères », Xavier Rabourdin est, par son ancienneté et son mérite, le meilleur candidat possible à la place de chef de division devenue vacante. Son épouse, Célestine, « femme supérieure », intelligente et ambitieuse, aspire à une vie meilleure et décide de tout mettre en oeuvre pour obtenir son avancement. Cependant, Xavier Rabourdin travaille à un plan de réforme administrative, sur lequel il fonde beaucoup d'espoirs. Mais un autre chef de bureau, Isidore Baudoyer, « nullité flasque », convoite lui aussi la place. Il est soutenu par l'ensemble des petits bourgeois, liés entre eux par toutes sortes de liens de parenté et d'intérêt, cette médiocratie dont il est le fleuron. Balzac la compare à « ces tarets qui ont mis la Hollande à deux doigts de sa perte en rongeant ses digues ». La lutte pour la place est menée par les deux femmes. Deux partis se forment donc, celui d'Elisabeth Baudoyer et de ses amis, et celui de Célestine Rabourdin, appuyée par le secrétaire général du ministère, Clément Chardin des Lupeaulx, intrigant et pervers, qui lui fait la cour. Le sujet du roman est la lutte souterraine menée par les tarets pour miner Rabourdin et assurer à Baudoyer, par tous les moyens, une place non méritée.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Le roman s'est d'abord intitulé La Femme supérieure. Le manuscrit et les épreuves corrigées se trouvent à la Bibliothèque Nationale sous la cote Mss NAF 6899-6901. Le manuscrit comporte 110 folios en trois volumes dédiés à David d'Angers et respectivement intitulés Entre deux femmes, Les Bureaux et A qui la place. Les épreuves sont abondamment corrigées. En 1843, année où David d'Angers a réalisé le médaillon et le buste en marbre de Balzac, celui-ci offre au sculpteur le manuscrit et les épreuves corrigées de La Femme supérieure, avec cet envoi autographe au tome premier : « A mon ami David d'Angers. De Balzac. J'ai tâché que l'autographe soit digne de votre désir. Paris, novembre 1843. » et au tome III, « A son ami David d'Angers. De Balzac. Il n'y a pas que les statuaires qui piochent. »

– Balzac parle pour la première fois de La Femme supérieure dans une lettre à madame Hanska du 22 octobre 1836. Il s'agit encore d'une nouvelle, promise à La Presse d'Emile de Girardin. Il annonce l'achèvement prochain de cette nouvelle le 29 mai 1837. Elle paraît en préoriginale du 1er au 14 juillet 1837, c'est-à-dire en quinze feuilletons quotidiens et en trois parties. C'est à partir de cette édition que sont réalisées la même année trois contrefaçons belges.

– L'édition originale, elle, a vu le jour en octobre 1838, en deux volumes in-8 chez l'éditeur Werdet. Presque identique à la préoriginale, elle est précédée d'une longue préface, consacrée au problème crucial de la propriété littéraire. Balzac y fait part de ses problèmes concernant le titre et le thème de ce roman, qui : « a le malheur de s'appeler La Femme supérieure, titre qui n'exprime plus le sujet de cette étude où l'héroïne, si tant est qu'elle soit supérieure, n'est plus qu'une figure accessoire au lieu de s'y trouver la principale ». Et il précise plus loin ce défaut de construction : « Si vous trouvez ici beaucoup d'employés et peu de femmes supérieures, cette faute est explicable par les raisons sus-énoncées : les employés étaient prêts, accommodés, finis, et la femme supérieure est encore à peindre. » L'évolution future du roman accentuera ce déséquilibre et aboutira à un changement de titre qui consacrera cette transformation. Immédiatement après, en décembre de cette même année 1838, Werdet publie une seconde édition.

– La troisième édition est celle de septembre 1844, chez Furne, dans le tome III des Scènes de la vie parisienne. Le titre est devenu Les Employés ou la Femme supérieure. Le texte a subi des transformations décisives. Il a été considérablement modifié et augmenté par des emprunts à la Physiologie de l'employé, publiée en août 1841, et aux Petits Bourgeois, en cours de rédaction. Dans la Catalogue de 1845, le roman figure sous son titre définitif, Les Employés. Il est dédié à la comtesse Serafino San-Severino, née Porcia.

 

III. PERSONNAGES

Outre les personnages principaux – Xavier Rabourdin et sa femme, des Lupeaulx et les Baudoyer –, il faut signaler le grand nombre de personnages, reparaissants ou non, et la présence parmi les employés d'un artiste comme Bixiou, qui émarge pour gagner sa vie au budget du ministère.

– Isidore BAUDOYER : né en 1787. Surnommé par Bixiou la place Baudoyer, le carré de la sottise, le cube de la niaiserie. Il aura la Légion d'honneur et succédera à Crevel à la mairie du IIe arrondissement (Les Petits Bourgeois)

– Jean-Jacques BIXIOU (prononcer Bisiou) : il a 27 ans au début des Employés. Ancien condisciple des frères Bridau au lycée Louis-le-grand (La Rabouilleuse), il est commis dans le bureau de Baudoyer, où il exerce aussi son talent de dessinateur, l'une de ses caricatures sera fatale à Rabourdin. Il est dans La Comédie humaine un spécialiste des charges.

– DUTOCQ : employé de ministère, dans le bureau de Rabourdin, qu'il espionne pour des Lupeaulx. Sa trahison (vol du dossier Rabourdin) lui vaut de quoi acquérir le greffe d'une justice de paix (Les Petites Bourgeois).

– comte Clément Chardin des LUPEAULX : né Chardin en 1785 il s'est attribué le nom de sa ferme (Illusions perdues). Il joue également un rôle actif dans beaucoup d'autres romans, notamment La Cousine Bette, La Maison Nucingen, Les Petits Bourgeois. Il finira député et secrétaire général de la Présidence du Conseil (Splendeurs et misères des courtisanes).

– Célestine RABOURDIN : née Leprince, épouse de Xavier. Elle a 28 ans en 1824. Elle croit mener le jeu mais est finalement bernée par des Lupeaulx. On la rencontre dans La Cousine Bette et Les Petits Bourgeois. elle est évoquée par Rastignac dans L'Interdiction.

– Xavier RABOURDIN : né en 1784. De père inconnu, il paraît jouir d'une protection occulte jusqu'à sa nomination de chef du bureau en 1809. Il est convié au bal des Birotteau, où Célestine est remarquée (César Birotteau). Après sa démission, il annonce à sa femme un nouveau plan, qui doit lui rapporter une fortune, dans dix ans.

 

IV. Lectures et commentaires

Les Employés marquent la consécration en France d'un nouveau thème littéraire appelé à un grand avenir, celui de la bureaucratie. Le plan Rabourdain, audacieux et dangereux pour son auteur, a pour objectif de simplifier la machine administrative en employant mieux les mêmes forces : diminution des impôts, refonte du personnel, moins nombreux et mieux payé, suppression des pensions. L'intérêt s'est déplacé de la femme supérieure au personnel des bureaux, avec ses moeurs spécifiques et ses intrigues souterraines. Le pouvoir occulte et la force d'inertie de la bureaucratie en sont devenus le thème central. Mais c'est aussi la démonstration que tout ce qui est juste et dans l'intérêt de l'Administration est voué à l'échec par le jeu des intérêts combinés.