UN EPISODE SOUS LA TERREUR

par Bernard LEUILLIOT

 

I. L'HISTOIRE

Nous sommes au lendemain de l'exécution de Louis XVI, dans le quartier du faubourg Saint-Denis, vers huit heures du soir et par temps de neige. Un « inconnu » suit « une vieille femme » (soeur Marthe) jusqu'à la pâtisserie où elle se fait remettre une « petite boîte », dont on apprendra qu'elle contient les hosties nécessaires pour dire sa messe à l'abbé de Marolles, prêtre insermenté. Toujours suivie, la vieille femme regagne le misérable logis qu'elle occupe avec soeur Agathe et l'abbé de Marolles. On frappe à la porte. L'« inconnu » demande au prêtre de célébrer une messe pour le repos de l'âme de Louis XVI. Il lui remettra aussi un mouchoir taché de sang et marqué de la couronne royale. Après le 9 Thermidor, au passage d'une charrette de condamnés, l'abbé Marolles reconnaît l'« inconnu » : c'est le bourreau Sanson.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

1. L'« épisode » parut d'abord, anonymement, sous forme d'« Introduction » aux Mémoires pour servir à l'histoire de la Révolution française, par Sanson, exécuteur des arrêts criminels, pendant la Révolution (t. I, Librairie centrale, Imprimerie de Cosson, 1830), peu après son édition pré-originale dans Le Cabinet de lecture (« Mémoires inédits de Sanson. Introduction », 29 janvier-4 février 1830). La soi-disant édition de 1829 n'est qu'un rhabillage, antidaté, de l'édition de 1830. On y trouve, relié à l'exemplaire conservé à la Bibliothèque Nationale de France, le texte du « Prospectus » (OD II, 1414-1417). La part qu'y prit Balzac reste problématique. Lui-même devait en extraire, signé d'« un de nos plus féconds romanciers », l'histoire des Deux Bourreaux (Journal de Paris, 21-25 octobre 1839 ; OD II, 514-565). Quant à l'« épisode » qui nous occupe, il présente, dans ce premier état du texte, une autre version de l'épilogue (Pl., IV, 1339-1344). Appelé, sous le Consulat, au chevet d'un agonisant, l'abbé de Marolles reconnaît en lui « son ancien bienfaiteur », dont il ignore toujours l'identité. Celui-ci lui remet, en un « paquet soigneusement cacheté », l'ensemble des « observations et documents » qui constitueront la matière de ses Mémoires. Le récit s'achevait par la rencontre de deux convois funèbres : celui, suivi en carrosse par le narrateur et fort modeste, de soeur Agathe (« Mlle de Charost »), et celui de M. Sanson, qu'accompagne « un concours immense de peuple », suivant à pied le corbillard des pauvres.

2. Cette version se retrouve, à quelques variantes près, dans la publication d'Un inconnu, Episode de la Terreur (Journal de Paris, 5-6 novembre 1839), signée (comme celle des Deux Bourreaux, qu'elle suit d'ailleurs de près) d'« un de nos plus féconds romanciers ».

3. C'est en décembre 1842, dans Le Royal Keepsake, Livre des Salons, que l'« épisode » trouve sa forme à peu près définitive, avec son nouvel épilogue et sous le titre d'Une messe en 1793. Il est signé « de Balzac », et dépouillé de toute attache avec les Mémoires de Sanson.

4. Le titre définitif apparaît en janvier 1845, Un épisode sous la Terreur complète, avec Une passion dans le désert, l'édition, chez Chlendowski, de Modeste Mignon.

5. La nouvelle est ensuite reprise dans le tome XII de La Comédie humaine (Furne, 1846), où elle figure en tête des « Scènes de la vie politique ». Elle y est dédiée « A Monsieur Guyonnet-Merville » et faussement datée, par Balzac, de « Paris, janvier 1831 ».

Il n'y a pas de manuscrit connu. Le Furne corrigé se contente à peu près de supprimer la signature après la dédicace.

 

III. PERSONNAGES

– Soeur AGATHE : soeur du duc de Langeais, beau-père, émigré en 1793, de la duchesse Antoinette de Langeais (La Duchesse de Langeais, 1839). Née de Béthune-Charost dans le premier état de la nouvelle.

– L'abbé de MAROLLES : prêtre insermenté. Il a échappé aux massacres des Carmes (7 septembre 1792).

– Soeur MARTHE : née Beauséant. Née de Lorge ou de Béthune-Charost dans le premier état de la nouvelle. Balzac avait entre-temps raconté l'histoire de sa nièce, la vicomtesse de Beauséant, dans La Femme abandonnée (1832).

– M. et Mme RAGON : anciens parfumeurs de la cour, à l'enseigne, rue Saint-Honoré, de La Reine des Fleurs. Ils n'apparaissent que dans la nouvelle version (1842) de l'épilogue. Balzac leur avait fait jouer un rôle de premier plan dans César Birotteau (1837), où Mme Ragon est présentée comme la soeur du juge Popinot.

– Charles-Henri SANSON (1739-1806) : personne réelle. « Exécuteur des arrêts criminels » à Paris de 1755 à 1795 et bourreau de Louis XVI (21 janvier 1793) ; exécuteur de Marie-Antoinette (16 octobre 1793). Son fils, Henri-Nicolas-Charles (1767-1840), lui succéda en 1795. Il avait assisté son père lors de l'exécution de Louis XVI. Charles-Henri reparaît dans la quatrième partie de Splendeurs et misères des courtisanes (1848).

– Mucius SCAEVOLA : nom de club d'un ancien piqueur du prince de Conti, propriétaire de l'immeuble, au faubourg Saint-Denis, où il héberge et protège soeur Agathe et soeur Marthe, ainsi que l'abbé de Marolles.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

L'anecdote est mince, et n'est évidemment pas attestée. A vrai dire c'est seulement son récit qui la fait exister, avec une atmosphère de secret et la présence enveloppante de la Révolution dans le quotidien de la vie urbaine. Pour son origine il convient tout de même de rappeler que, autour de 1830, la mode est à la remémoration des « faits intermédiaires » – de la Révolution et de l'Empire – et aux mémoires plus ou moins apocryphes de l'époque concernée, cet « envers » de l'histoire contemporaine. Le titre des Mémoires de Sanson rappelle celui de la Collection des Mémoires relatifs à la Révolution française (60 vol., Baudouin frères, 1820-1828), dont Balzac avait contribué à imprimer plusieurs volumes. Les Mémoires de Sanson sont un « coulis » de Lhéritier de l'Ain et de Balzac, plus ou moins inspiré d'un dossier constitué par un tiers (Marco Saint-Hilaire). D'autre part Balzac avait rencontré Henri-Nicolas Sanson, ainsi que Vidocq, à un dîner chez le « philanthrope » Benjamin Appert, vraisemblablement le 26 avril 1834. Un décret de la Convention (13 juin 1793) avait fait du bourreau un fonctionnaire, mettant fin à la condition de paria qui avait été la sienne sous l'Ancien Régime. Joseph de Maistre voyait en lui « la clef de voûte de la société » (Les Soirées de Saint-Pétersbourg, 1822), thèse combattue par Balzac. Sanson, le père, passait lui-même, selon Balzac et le « Prospectus » des Mémoires..., pour un disciple de Beccaria (OD II, 1414).

L'important est que Balzac ait pensé devoir et pouvoir arracher son « épisode » à la promiscuité compromettante de Mémoires factices, en le débarrassant de son épilogue postiche (sur le topos du manuscrit trouvé) mais en lui donnant un autre sens par son existence autonome et  par son insertion à part entière, dans les Scènes de la vie politique (Mlle de Langeais, devenue soeur Agathe, assure, à partir de 1832, un lien discret avec La Comédie humaine). Mais la nouvelle aurait pu tout aussi bien figurer à côté de La Messe de l'athée.