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ESQUISSE D'HOMME D'AFFAIRES D'APRES NATURE

par Françoise SYLVOS

 

I. L'HISTOIRE

La scène prend place un soir de carnaval chez une écuyère nommée Malaga. Autour d'elle sont réunis des hommes de loi et des journalistes : son amant, le notaire Cardot, Desroches, l'avoué, mais aussi Bixiou, Nathan, Lousteau et La Palférine. Le lieu et le moment – le repas vient de s'achever – sont propices à un récit. Au cours de la conversation, un sujet alors économiquement crucial est évoqué : la « famine d'argent » qui sévit entre 1830 et 1840 rend âpres et quotidiennes les luttes entre créanciers et débiteurs. L'entrée en matière de Malaga, évoquant ses démêlés avec une modiste, donne le ton du récit qui constitue le « plat de résistance » de la nouvelle et dont l'issue est l'enjeu d'un pari entre ces convives. Il s'agit d'un duel plein de suspense entre Maxime de Trailles, l'éternel endetté, et deux associés reconvertis dans le rachat des créances : Claparon – l'ancien homme de paille de Nucingen et du Tillet – et Cérizet, complice des frères Cointet dans Illusions perdues. Dans ce duel entre des adversaires égaux par leur rouerie, la maîtresse de Maxime de Trailles, Antonia, joue un rôle clé.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Ecrite en un éclair (dans la matinée du 3 ou dans la nuit du 4 janvier 1844), la nouvelle est aussitôt vendue à Hetzel pour être insérée sous le titre Les Roueries d'un Créancier dans Le Diable à Paris (Corr., IV, 660-661 et 668). Hetzel, qui ne se prive pas entre-temps de retoucher la nouvelle, la revend au Siècle à la fin de l'année 1844. Le manuscrit a vraisemblablement disparu. Des origines de l'oeuvre ne subsiste que la première épreuve dont le texte sera doublé au fil des impressions successives (Lov. A 60, folios 28 à 30). 

– Après la prépublication dans Le Siècle, le 10 septembre 1845, les principaux changements interviennent sur l'édition originale de 1846.

– Edition originale : Esquisse d'homme d'affaires d'après nature (dans le livre, alors que sur la tranche, on lit Un homme d'affaires), Scènes de la Vie parisienne, Tome IV, La Comédie humaine, tome XII, Furne 1846. Elle comprend une dédicace (« A Monsieur le Baron James de Rotschild ») et une date finale (1845) qui est celle de la première publication.

– Deuxième édition : Un drame dans les prisons, Souverain, 1847, 2 volumes in-8. Notre nouvelle complète cette réédition de la 3ème partie de Splendeurs et misères des courtisanes. Le titre est identique à celui de du Furne. Des alinéas amplifient le texte de la première édition.

– Dans le Furne corrigé, le titre est réduit à sa plus simple expression et devient : Homme d'affaires.

 

III. PERSONNAGES

– Mlle Chocardelle ANTONIA : dite « La belle Impéria du Moyen Age ». Eprise de La Palférine, elle doit sa célébrité à une lettre où il lui réclame sa brosse à dents (Un prince de la Bohème). Apparaît dans La Cousine Bette, Le Cousin Pons, Les Comédiens sans le savoir.

– BIXIOU : voir Les Employés

– CARDOT : notaire, à la tête de la plus belle étude de Paris et richement marié à une demoiselle de Chiffreville. Vers 1835, il entretient Malaga ; est futur maire de Paris et député (La Muse du département, Les Petits Bourgeois).

– CERIZET (dans le rôle de « Denisart », ancien directeur des douanes) : orphelin, ancien prote (Illusions perdues). Balzac, qui s'apprête à lui donner un grand rôle dans Les Petits Bourgeois, résume ici sa biographie. Il signe des articles dans des journaux libéraux et fait de la prison. Il perd son honneur à la suite d'une affaire de commandite. Il finira usurier après mille forfaits que favorise son art de la comédie (Les Petits Bourgeois, Les Comédiens sans le savoir).

– Boniface de CLAPARON : homme de paille de Du Tillet (César Birotteau) et de Nucingen, Claparon s'est associé avec Cérizet pour le recouvrement des créances désespérées.

– DESROCHES : il n'est pas Derville. « Drôle futé », il incarne le type de l'avoué famélique à qui tout est bon (Splendeurs et misères des courtisanes, La Maison Nucingen, La Rabouilleuse).

– Comte de LA PALFÉRINE (Gabriel-Jean-Anne-Victor-Benjamin-Georges-Ferdinand-Charles Edouard Rusticoli) : il est dit « le séduisant La Palférine » (Le Cousin Pons). Insensible prince de la bohême dans le récit du même nom, il règne sur la double vie de Claudine alias Tullia, danseuse qui a fait une fin en se faisant épouser. Dans Béatrix, Maxime de Trailles le charge de séduire Mme de Rochefide.

– Etienne LOUSTEAU : voir Illusions perdues et La Musé du département.

– Mlle Turquet MALAGA : écuyère (« L'Aspasie du Cirque olympique »). Son nom a été emprunté à un personnage réel, une danseuse de corde, ou à sa fille (La Fausse Maîtresse).

– Raoul NATHAN : « Image de la jeunesse littéraire d'aujourd'hui ». Journaliste, écrivain et homme politique raté (Une fille d'Eve).

– SAMANON : usurier, bouquiniste et marchand d'habits, boulevard Poissonnière (Illusions perdues).

– Comte Maxime de TRAILLES : il n'est pas tout à fait ici le personnage qu'on connaît : « Monstre à tête d'ange », « infâme cancer » qui gruge la Belle Hollandaise et Mme de Restaud, fille du père Goriot. « Bon à tout et propre à rien », le dandy finira député ministériel. 

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

A la fin de 1843 plusieurs projets de Balzac échouent : une seconde édition de La Comédie humaine, la publication de romans dans La Démocratie pacifique, une édition illustrée de La Physiologie du mariage, une série d'une douzaine de volumes in-18, la réimpression des Contes drolatiques : « Décidément il n'y a pas d'affaires possibles » (LHB I, 780 ; 16 janvier 1844). Et cependant, il l'a constaté le 1er janvier (LHB I, 768) : « La dette actuelle est écrasante ». C'est dans cette conjoncture difficile que Balzac improvise cette « bleuette » (ibid., I, 773) qui rassemble dans l'espace d'une conversation fantasque, selon une recette éprouvée, des gens « dont les noms illustres dans La Comédie humaine rendent superflue toute espèce de portrait ». Faute de pouvoir les placer, Balzac les réutilise. Mais cela fait sens. L'argent est à la fois le prétexte du récit enchâssant, l'objet de la lutte entre les actants du récit enchâssé et le mobile des auditeurs suspendus aux lèvres de l'avoué. La fable emboîtée redouble le motif de l'échange littéraire vénal. Dans le cabinet de lecture, on échange des « livres » contre des « francs » sur fond de prostitution. Chacun des deux cercles de la nouvelle envisage à sa manière l'entrée de la littérature dans le circuit de l'économie, entrée bénéfique à la société puisque, le récit achevé, l'argent circule de nouveau.