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FACINO CANE

par Anne GEISLER

 

I. L'HISTOIRE

Facino Cane, l'un des récits les plus brefs de La Comédie Humaine (treize pages dans l'édition Furne) se compose de deux parties de dimension inégale, centrée chacune sur l'évocation des pouvoirs surnaturels d'un personnage. Le narrateur, dans les premières pages, affirme avoir découvert un certain nombre de drames enfouis au fond des hommes, grâce à son don de seconde vue qui lui permet de se transposer en pensée dans l'âme et le corps de ceux qu'il observe. Entre toutes ces « odyssées oubliées », il choisit de rappeler celle d'un vieux joueur de clarinette aveugle, pensionnaire des Quinze-Vingts, Marco Facino Cane, alias le Père Canet, qu'il a rencontré au cours d'une noce de la rue de Charenton en 1820. 

La seconde partie du récit est tout entière consacrée à retracer la vie de ce personnage. Riche et noble sénateur de Venise, Facino Cane devient hors-la-loi en 1760, après avoir assassiné le mari de sa belle. Arrêté par un rival, avec lequel il se bat, il est enfermé dans un cachot des puits, à Venise, et condamné à la décapitation. Mais il parvient à s'évader en creusant un souterrain et il tombe… sur le trésor secret de la République vénitienne. Le flair surnaturel dont il est doué depuis la naissance lui a permis de sentir l'or à distance. Il y puise à pleines mains, parvient à fuir à Smyrne, puis à Amsterdam, Madrid et Paris, où il vit dans le luxe et le plaisir. Mais tout ce bonheur se transmue en malheur : la cécité le frappe, peut-être en punition de l'abus de puissance visuelle qu'il a pratiquée. Sa maîtresse le trahit, le vole, l'abandonne, puis le fait enfermer. Un espoir pourtant lui reste : son interlocuteur est jeune, fougueux, et il aime l'or. Avec lui, il pourrait recommencer la chasse au trésor …

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Nous ne possédons aucun document de genèse de ce texte, ni manuscrit, ni épreuve, et guère de renseignements sur sa rédaction. Si Balzac annonce le 1er août 1836 à Eve Hanska qu'il a écrit Facino Cane, comme La Messe de l'athée et La Perle brisée en une seule nuit, il ne précise pas de date. Celle de « mars 1836 », sans précision de quantième, qui apparaît à la fin du texte à partir de l'édition originale, renvoie sans doute à la première publication, le 17 mars, dans la Chronique de Paris dont Balzac assure la direction depuis le début du mois de janvier. 

– 1837 : Facino Cane paraît pour la première fois en volume chez Delloye et Lecou, au tome XII des Etudes philosophiques, en juillet. Il est placé entre Les Deux Rêves, et Les Martyrs ignorés, à la suite de La Messe de l'athée (inédit). Balzac ajoute une localisation « Paris, mars 1836 » à la fin de la nouvelle. Les corrections apportées au texte sont nombreuses mais ponctuelles. Balzac avive l'intensité dramatique par des corrections stylistiques, multiplie les références spatio-temporelles, les notations italiennes, corrige les références chiffrées dans un sens plus vraisemblable. Il étoffe la présentation de ses personnages, accentue l'enthousiasme du narrateur, enfiévré par les récits fabuleux du joueur de clarinette, et donne ainsi tout son relief à l'annonce finale de la mort du vieillard. Outre ces remaniements, il faut remarquer le classement de la nouvelle dans les Etudes philosophiques.

– 1843 : La nouvelle est reprise dans Les Mystères de province, recueil collectif en 4 volumes in-8, publié par H. Souverain, enregistré à la Bibliographie de la France le 9 décembre 1843. Elle se situe au tome IV. Les précisions de date et de lieu qui figuraient à la fin de la nouvelle ont disparu. A quelques modifications de présentation près, le texte ne diffère pas de l'édition antérieure. Mais la nouvelle change de titre et de classement : elle s'intitule ici Le Père Canet. Son intégration à des Mystères de province est curieuse dans la mesure où aucune allusion à la province n'est faite dans le texte.

– 1844 : Facino Cane paraît enfin dans les Scènes de la vie parisienne à côté de La Messe de l'athée et de Sarrasine, tome X, Furne, in-8, enregistré à la Bibliographie de la France le 28 novembre 1844. Balzac reprend le titre initial et, à la fin de son texte, la localisation qui figurait dans l'édition Delloye et Lecou. La plupart des corrections sur le texte vont dans le même sens que celles qui ont déjà été apportées dans l'édition originale : il faut ajouter l'introduction, à la fin de la nouvelle, d'une allusion aux « Memmi », destinée à créer un lien avec Massimilla Doni et à intégrer plus étroitement Facino Cane dans La Comédie humaine.

– Le Furne corrigé : Balzac biffe dans la marge de son exemplaire Furne la dédicace « A Louise / Comme un témoignage d'affectueuse reconnaissance » qui avait figuré jusqu'ici.

 

III. PERSONNAGES

Deux personnages seulement jouent, à proprement parler, un rôle dans Facino Cane : le narrateur, anonyme, et Marco Facino CANE (1738-1820), ex prince de Varèze, surnommé tantôt Père Canet, tantôt Père Canard. Les autres personnages sont secondaires : ils n'ont pour fonction que d'aider Facino Cane dans sa fuite (la maîtresse Bianca Vendramini et le geôlier Benedetto Carpi) ou, au contraire, de faire obstacle à sa bonne fortune (Sagredo, le mari de Bianca, ou le Provéditeur anonyme). Mis à part Facino Cane dont le nom est simplement mentionné dans Massimilla Doni, aucun de ces personnages ne reparaît dans La Comédie humaine

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

La nouvelle se rattachait bien aux Etudes philosophiques, autant par l'évocation des dons exceptionnels du narrateur, qui peut « quitter ses habitudes, devenir un autre que soi par l'ivresse des facultés morales » ou de  Facino Cane affirmant qu'il « verr[a] l'or à travers les murailles ». Tous deux ont en commun « la seconde vue », le fantasme balzacien développé dans Louis Lambert. Et le destin de Facino Cane, à la cécité symbolique, usé et tué par une idée (la monomanie de l'or) constitue une attestation de ce qu'avait dit Felix Davin dans son Introduction aux Etudes philosophiques, en décembre 1834 : « M. de Balzac considère la pensée comme la cause la plus vive de la désorganisation de l'homme » (Pl., X, 1210). Mais l'appel de la rue Lesdiguières est le plus fort et entraîne la nouvelle dans le cycle des rencontres parisiennes : Venise reste imaginaire, et peut-être  inventée. Il est temps en effet de dévoiler l'identité du narrateur, qui se présente ainsi au début de la nouvelle : « Je demeurais alors dans une petite rue que vous ne connaissez sans doute pas, la rue Lesdiguières ». « Alors » ? On est en 1820, Balzac a vingt ans et médite, dans sa mansarde de la rue Lesdiguières, sur le pouvoir et les dangers de la pensée.