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LA GRANDE BRETECHE

Par Franc SCHUEREWEGEN

 

I. HISTOIRE

Suivant une indication manuscrite de l'écrivain sur le  Furne corrigé, les éditeurs modernes de La Comédie humaine rattachent La Grande Bretèche à Autre étude de femme. Dans l'édition Furne, ce texte porte d'ailleurs comme sous-titre « Fin d'Autre étude de femme », ce qui confirme la nécessité d'un tel rattachement. L'opération n'en demeure pas moins problématique : Autre étude de femme est un récit à la première personne, le narrateur de La Grande Bretèche est le docteur Bianchon. Passant d'Autre étude de femme à la suite que Balzac lui a prévue, nous passons donc du « je » au « il », « vertige pronominal », pour reprendre le terme de G. Genette, qui fait sans doute aujourd'hui partie des charmes du récit... Récit étrange, unheimlich, au sens freudien, La Grande Bretèche raconte l'histoire de Madame de Merret que son mari surprend en flagrant délit d'adultère : s'efforçant en vain de nier son crime, elle est cruellement punie par son époux qui entreprend d'emmurer vivant l'amant de sa femme dans le cabinet où il s'est caché.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Dans Lov. A 90 est conservé un manuscrit très incomplet, qui correspond à l'édition originale. La genèse de ce texte est compliquée. Si Balzac le destine initialement aux Contes bruns (1831), recueil collectif et anonyme, les éditeurs des Contes renoncent à publier le second volume qu'ils avaient pourtant prévu et le récit n'est pas inclus. La publication originale a lieu un an plus tard (mai 1832) dans la deuxième édition des Scènes de la vie privéeLa Grande Bretèche est couplée avec Le Message sous le titre commun Le Conseil.

– Le même texte est repris en 1837  au volume VII des Etudes de moeurs au dix-neuvième siècle. Le titre est alors La Grande Bretèche ou les Trois Vengeances, inséré avec deux récits issus de Contes bruns (repris dans La Muse du département) dans le tome III des Scènes de la vie de province. Cette édition est reprise Charpentier en 1839. – En 1845, La Grande Bretèche figure dans le quatrième volume de La Comédie humaine, t. IV des Scènes de la vie privée, entre Béatrix et Modeste Mignon. C'est la première fois que la nouvelle est publiée séparément même si Balzac prévoit déjà à ce moment l'opération de rattachement que nous venons d'évoquer et qui est confirmée par le Furne corrigé, qui préconise même la suppression du titre et du sous titre.

 

III. PERSONNAGES

– Horace BIANCHON : le célèbre médecin de La Comédie humaine est aussi celui des textes, pour les cas désespérés. C'est lui qui découvre La Grande Bretèche, abandonnée, et parvient à en percer le secret grâce à Rosalie, l'ex-femme de chambre de la comtesse.

– Comtesse Joséphine de MERRET : elle démeuble La Grande Bretèche et la quitte, après le drame, auquel elle ne survivra guère. C'est le notaire de Vendôme, Me Regnault qui sera son exécuteur testamentaire. Son histoire était l'une des « trois vengeances prévues pour la Muse du département. Bianchon la raconte dans le salon de Dinah mais le texte, devenu autonome, n'est pas alors reproduit.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Nicole Mozet nous apprend (« Introduction » à Autre étude de femme dans l'édition de la Pléiade, t. III, p. 667) que le nom de l'amant, Férédia, est à l'initiale près celui d'un amant espagnol de Mme Balzac pendant la période, très précisément, où Balzac est interne au collège de Vendôme. Sur le manuscrit, l'écrivain a d'ailleurs commencé par tracer les premières lettres du nom réel : Heredia. Lapsus révélateur. La lecture psychanalytique s'impose. Balzac a aussi écrit ce texte dans un but de punition symbolique. Oedipe est dans les parages.

Mais nous pouvons aussi lire ce récit de manière réflexive en y décelant une sorte d'allégorie de l'opération interprétative que nous effectuons sur lui. L'acte de narrer est explicitement thématisé dans le texte. Balzac attache aussi beaucoup d'importance aux réactions de l'auditoire. De manière générale, il nous montre comment un narrateur (en l'occurrence Bianchon) parvient à construire un récit à partir de trois témoignages lacunaires qu'il a lui-même sollicités. Toutes les lacunes sont finalement comblées et, pourtant, une impression d'absence, de vide demeure. « La Grande Bretèche », c'est aussi, en ce sens, la grande brèche, le trou noir où le lecteur du texte risque à son tour s'engouffrer. Ceci est à n'en pas douter un grand texte de Balzac. Donnons-lui une place centrale dans le vaste ensemble de La Comédie humaine.