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MASSIMILLA DONI

par Gabrielle CHAMARAT

 

I. L'HISTOIRE

Venise 1820. Massimilla Doni, duchesse de Cataneo, et Emilio Cane Memmi s'aiment d'un amour idéal. Emilio apprend par une lettre de son ami Vendramin que la mort de Facino Cane le fait prince de Varèse et que d'autre part la saison d'hiver va s'ouvrir à la Fenice avec l'arrivée de deux chanteurs célèbres : Genovese et la Tinti. Alors qu'il déplore la ruine de sa famille, Emilio découvre son palais comme restauré dans sa grandeur d'autrefois. Le duc de Cataneo l'a loué pour sa protégée la Tinti ; elle entre dans la chambre d'Emilio qui devient son amant. La soirée réunit Emilio et Massimilla dans la loge de celle-ci à la Fenice. Genovese chante Il Barbiere et obtient un triomphe. Dans sa loge Massimilla explique à un médecin français que l'Italie, pays esclave, développe chez ses enfants les rêves d'un passé glorieux que Vendramin rejoint grâce à l'opium. Au café Florian, Cataneo et Capraja parlent de leur passion commune pour la musique. Vendramin fait le lien entre les trois façons d'atteindre aux « sublimes merveilles de la vie morale » : l'art, l'amour et l'opium. Emilio est enlevé en gondole par la Tinti qui se fait passer pour Massimilla. Le lendemain soir, Massimilla commente avec enthousiasme le Mosè de Rossini représenté à la Fenice. Le parterre cependant acclame la Tinti et couvre Genovese de huées ; troublé par la présence de la Tinti qu'il aime, il perd tous ses moyens vocaux. Le même soir le médecin français promet à Vendramin de guérir Emilio. Il affirme l'identité entre la jouissance amoureuse tout idéale que lui procure son amour pour Massimilla et celle à laquelle fait accéder l'art. Toutes deux entrent en contradiction avec la vie réelle. La soirée se poursuit au palais Memmi où Cataneo les reçoit tous. 

 

II. HISTOIRE (S) DU TEXTE

1) Le manuscrit et les épreuves

A son retour d'Italie, au début de mai 1837, Balzac relit le début de Gambara, composé par Belloy. Vers le 13 mai, il commence à écrire le scénario d'un autre récit, intitulé Gambara comme s'il s'agissait de réécrire le premier texte sur de nouvelles données. Ce texte, composé de 30 feuillets de format 28x16 est terminé le 25 mai. Au cours de la rédaction le premier titre a été barré et remplacé par celui de Massimilla Doni.. Les noms des héros ont eux aussi changé. Le héros : Gambara est devenu Genovese ; l'héroïne se nomme successivement Leona, Giovannina Fieschi, Massimila Doni ; elle est d'abord sicilienne, puis génoise, puis florentine. Seul le fait qu'elle soit duchesse de Cataneo ne varie pas. Le récit n'est pas divisé en chapitres dans le manuscrit.

Ce manuscrit a été offert par Balzac à Alfonso di Porcia, le 10 juin 1837 ; il est aujourd'hui conservé dans la famille Sola, à la villa de Tremezzo, sur les bords du lac de Come, il a été publié par Max Milner dans son édition de Massimilla Doni, José Corti, 1964. Balzac en avait fait auparavant composer le texte en placards qu'il a collés sur des feuilles à larges marges. Cela donne 67 feuillets dont 65 sont conservés dans la collection Lovenjoul (A 133). Il existe aussi deux volumes d'épreuves (A 134 et 135) et un volume plus disparate : placards de l'ensemble du roman dans sa version définitive, fragments manuscrits, fragments d'épreuves (A 136). 

A partir de ces premières épreuves, Balzac va travailler son texte chapitre par chapitre. Trois chapitres sont prévus au départ ; chaque chapitre correspond à des jeux d'épreuves successifs.

– Chapitre I : début juillet 1837-19 juillet 1837.

Il est composé à partir des placards des premiers feuillets (A 136, fos 72-96). Balzac lui donne pour titre : Les deux amours. Les corrections, déplacements, ajouts se font sur 8 jeux d'épreuves successifs. La mise en page in-12 est conforme au format des Études philosophiques éditées par Delloye et Lecou ; le tome XX doit comporter Les Proscrits et le Chapitre I de Massimilla Doni. 

– Chapitre II : octobre 1837- avant le 14 novembre 1837.

En octobre, la mise en page du chapitre II est faite (A 136, fos 100-131). Ce chapitre doit ouvrir le tome XXI des Études philosophiques. Il s'organise autour de deux soirées à la Fenice et ne comporte pas d'analyse d'opéra. Mais la première mise en page in-12 (A 135, fos 33-66) témoigne du désir d'écrire une analyse du Mosè et de la reporter au chapitre III. Le titre proposé La vie italienne a échappé au typographe qui a reporté le titre du chapitre I, Les deux amours. Balzac raye ce titre puis Les jouissances, puis La vie à Venise ; reste Les extrêmes jouissances. Balzac ne garde finalement pour le chapitre II que les 39 premières pages du texte primitif, auxquelles il ajoute, redistribuées, les p. 45 à 52 et 58 à 64. Cette composition produit 52 pages (A 135, fos 96 à 117). Le travail se poursuit encore sur 7 jeux d'épreuves. Le chapitre II est imprimé en novembre comme le chapitre I. Il mène à la p. 72 du tome XXI des Études philosophiques.

– Chapitre III : janvier1838-février 1838.

Balzac fait composer ce qu'il a à sa disposition pour la rédaction du chapitre III. Cette composition (A 136, fos 1 à 11), paginée 73-94 dans le tome XXI des Études philosophiques, laisse à Balzac une cinquantaine de pages pour parvenir à la p. 144 qui avait été prévue. Les ajouts se feront au cours des séances consacrées à l'écoute du Mosè exécuté par Jacques Strunz. Ils seront intégrés progressivement au texte de base (liste manuscrite des ajouts : A 136, fos 20 à 59). Les épreuves successives n'ont pas été conservées.

– Chapitre IV : février 1838-août 1839.

Dans la véritable originale de Massimilla Doni : c'est-à-dire chez Souverain en juin 840, dans le tome XXI des Études philosophiques in-12 (achevé d'imprimer en août 1839), le chapitre IV est nettement plus court que les autres. Il est probable que Balzac avait écrit un dénouement plus long dont il a retranché une large part pour le « bon à tirer » du 8 août 1839 (Correspondance, lettre à Lecou à cette date). Une autre coupure sera effectuée dans l'édition in-12 de 1840, après révision du texte de l'édition in-8 de 1839. Le problème paraît lié aux difficultés du dénouement sur un sujet délicat : « Les deux guérisons ».

2) Les éditions

Projets d'édition avant la publication :

– A la fin de 1837, la quatrième livraison des Études philosophiques chez Delloye et Lecou in-12 est prête. Elle comporte 4 volumes : Gambara (1 vol) ; Les Proscrits, suivi du chapitre I de Massimilla Doni. (1 vol.) ; Séraphîta (2 vol.). Cette quatrième livraison tirée reste en attente de publication.

– En novembre 1838, Souverain achète les Études philosophiques, tirées in-12 mais non publiées, à Delloye et Lecou. Il attend pour les payer qu'ils lui livrent la totalité de Massimilla Doni, c'est-à-dire le volume XXI. Souverain prévoit pour décembre deux volumes in-8, contenant Gambara, Massimilla Doni et Le Cabinet des Antiques. La réunion de Massimilla Doni et de Gambara avait été obtenue par Balzac au cours du travail sur le chapitre II, en octobre 1837. Mais en décembre 1838, Balzac n'achève ni Massimilla Doni ni Le Cabinet des Antiques

– 1839 : Souverain met en vente Gambara et Le Cabinet des Antiques, 2 volumes in-8, en mars ; Une Fille d'Eve et Massimilla Doni, 2 volumes in-8, en août. Ces quatre volumes in-8 sont publiés d'après l'édition in-12 de Delloye et Lecou qui ne sera mise en vente dans ce format que l'année suivante en 1840. L'édition in-12 est donc l'originale de Gambara et Massimilla Doni. L'édition in-8 de 1839 comporte une préface collective à Une Fille d'Eve et Massimilla Doni qui sera supprimée dans les éditions postérieures. La dédicace à Jacques Strunz disparaîtra également. Il existe une prépublication partielle du chapitre III, parue le 25 août 1839, dans La France musicale, sous le titre « Une représentation du Mosè de Rossini à Venise », avec un préambule soulignant le rôle de Stendhal dans l'introduction de Rossini en France.

– 1840 : l'édition différée de 1840 comporte 5 volumes in-12, sous le titre collectif : Études philosophiques. Le Livre des douleurs, quatrième et dernière livraison, tomes XIX-XXI, XXVIII, XXIX.

Massimilla Doni est recueillie dans La Comédie Humaine, XVe volume, 2e partie, Études philosophiques, tome II, Furne, Dubochet et Cie, Hetzel, 1 vol. in-8, août 1846. Massimilla Doni est en tête du volume et suivi de Gambara.

– Le Furne  corrigé a été soigneusement revu.

 

III. PERSONNAGES

– CAPRAJA : noble vénitien, surnommé « il fanatico », mélomane averti, riche mais demeurant dans un bouge. Il a connu Cataneo à Naples et il est lié avec Gambara dont il a adopté les théories musicales. (voir Gambara)

– Massimilla DONI : duchesse de Cataneo, héritière des Doni de Florence. C'est elle qui reconnaîtra les Gambara, dans la rue, à Paris. Elle est alors mariée à Emilio, et a une douloureuse réflexion sur « l'IDÉAL que nous avons tué » (Gambara).

– GENOVESE : ténor célèbre, engagé à la Fenice pour la saison 1820-1821. Il est né à Bergame et a été l'élève de Velluti ; il a 23 ans.

– Emilio MEMMI : il appartient à la branche cadette des Facino Cane, princes de Varèse. A la mort de Marco Facino Cane (voir la nouvelle de ce nom), il devient le dernier descendant de la lignée et prince de Varèse. Il réapparaît à la fin de Gambara.

– Clara TINTI : servante d'auberge sicilienne dont la voix merveilleuse surprend le duc de Cataneo en voyage. Elle a fait ses débuts l'année précédente.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

L'intérêt de cette nouvelle et de sa lecture se dégage peu à peu des remaniements dont elle a été l'objet et qui accompagnent son évolution thématique et son insertion dans l'imaginaire balzacien. La relation à Gambara, qui figure déjà dans le manuscrit, est essentielle. Elle permet d'observer un travail de déplacement : ce n'est plus la composition musicale qui est visée mais l'exécution. L'objet central du roman est le fiasco du chanteur : selon l'idée directrice des Études philosophiques consacrées à l'art, l'intensité de la pensée entraîne l'échec de la réalisation vocale. La Tinti, cause de cet échec est aussi celle qui, pour des raisons inverses, parce qu'Emilio ne l'aime pas, révèle l'identité de nature entre l'impuissance en amour et en art. Autre déplacement : ce n'est plus Meyerbeer et la musique allemande qui sont exaltés mais Rossini et la musique italienne. Enfin, les capacités de l'opium à développer les rêves remplacent l'exaltation créatrice provoquée par le vin.

Au cours de la composition du chapitre I, le personnage de Massimilla qui était secondaire dans le manuscrit, passe au premier plan. L'héroïne est longuement présentée ainsi que le merveilleux amour idéal qui l'unit à Emilio. Florentine, elle emprunte son nom à la Margherita Doni de Raphaël. Son extrême noblesse morale, intellectuelle et artistique explique l'idéalisation amoureuse d'Emilio. En ce qui concerne les chapitres II et III (travaillés d'octobre 1837 à janvier 1838), le récit dans le manuscrit avait en son centre deux représentations à la Fenice : celle où Genovese triomphait seul, celle où il échouait face à la Tinti. L'introduction de l'analyse du Mosè change la donne. Le roman devient un complément à Gambara : le nouveau chapitre III est un hymne à Rossini, Mosè, un appel métaphorique à la liberté de l'Italie. L'analyse de Massimilla précise la hauteur de sa pensée artistique et patriotique annoncée au chapitre II et son extrême intelligence du mal qui ronge les différents héros du livre. Ils aspirent passionnément à un idéal compensateur en amour, en art, en rêves nostalgiques. C'est à la même époque que Balzac obtient que Massimilla soit désormais associé à Gambara dans les Études philosophiques. Le fiasco de Genovese devient un épisode parmi un vaste ensemble. Parallèlement, la première étape de la guérison d'Emilio, confiée à Vendramin dans le manuscrit, est remplacée par une seconde nuit du prince avec la Tinti. Le caractère suicidaire de l'idéalisation en amour comme en art apparaît une évidence. L'excès de pensée tue, la vie et l'art doivent faire la part du corps, l'intelligence a pour fonction de maîtriser la passion. C'est peut-être cette philosophie mesurée qui explique le parti pris par Balzac de conserver le dénouement prévu en 1837. Invraisemblable, si l'on considère l'évolution du roman depuis cette date, au plan narratif, il n'a plus de sens que symbolique. Aimer Massimilla en la confondant avec la Tinti est une victoire dérisoire mais réaliste de la vie sur un idéal mortel, idéal qui entraîne effectivement la mort de Vendramin. Lorsqu'il procède du cerveau et non du coeur le chant de Genovese n'est plus celui d'un cerf qui brame.