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LE MEDECIN DE CAMPAGNE

par Alain VAILLANT

 

I. L'HISTOIRE

L'histoire principale de ce bref roman se réduit à très peu de choses. Le commandant Génestas, vétéran des armées napoléoniennes, se rend sous un nom d'emprunt auprès du médecin philanthrope Benassis qui, par son action professionnelle et sa bonne administration municipale, a transformé et enrichi une pauvre bourgade de Savoie. Après deux jours d'observation, il lui avoue sa véritable identité et le but de sa visite : son fils adoptif est atteint d'une maladie mystérieuse qui a jusqu'alors tenu en échec le corps médical. Benassis accepte de prendre le jeune homme en pension et découvre sans peine qu'il souffre d'un excès de masturbation qu'a provoqué le confinement des études et auquel il a bien vite fait de préférer de salubres promenades alpestres. Au bout de huit mois, l'adolescent est guéri et Benassis meurt, entouré de regrets unanimes.

Mais ce très mince fil narratif est surtout le prétexte à descriptions et à discours : évocations poétiques de paysages alpestres et d'ambiances campagnardes ; présentation presque pédagogique du microcosme socio-économique conçu et réalisé par Benassis ; digressions autobiographiques des uns et des autres ; rappels nostalgiques de la geste napoléonienne ; discussions politiques entre notables ; histoires d'amour malheureuses. Le lecteur a ainsi l'impression étrange de passer en revue, se promenant en compagnie de Benassis et de Génestas, les décors naturels et les paroles ou les chants qui y résonnent.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

La publication du roman donna lieu à procès entre l'auteur et l'éditeur Mame, irrité de ne pas voir venir un manuscrit depuis longtemps promis. Bien des détails de la genèse et de la composition nous sont pour cette raison connus ; mais, ayant servi de preuve à charge ou à décharge dans ce conflit judiciaire, ils sont évidemment sujets à caution.

Cependant, nous disposons de quelques certitudes.

– En septembre 1832, Balzac évoque pour la première fois le titre dans sa correspondance (Corr., II, 104, 128, 132, 141) et il rédige sans doute à l'automne une partie du roman, prévu alors pour un seul volume.

– Mais ce n'est que plus tard, entre décembre 1832 et juillet 1833, que Balzac, sous la pression constante de l'imprimeur, donne par bribes son texte à composer, alors qu'il est pris par la rédaction d'autres oeuvres (en particulier Histoire intellectuelle de Louis Lambert, Ferragus, Ne touchez pas la hache).

– Les deux volumes in-8 du roman paraissent finalement en septembre 1833, chez Mame-Delaunay. Au bout du compte, il s'agit d'une oeuvre rapidement écrite, et cette hâte contribue sans doute à la fluidité un peu désinvolte du récit qui, paradoxalement, constitue un de ses charmes. Le manuscrit et les placards sont conservés dans quatre dossiers (Lov. A 137 à 140) ; les épreuves le sont dans quatre autres dossiers (A 141 à 144), et dans le grand désordre d'origine. Une particularité : cette édition ne porte pas le nom de l'auteur sur sa couverture (gris beige à filets), mais s'identifie sur la page de titre par l'épigraphe « Aux coeurs blessés, l'ombre et silence », suivie du nom DE BALZAC entre crochets, et d'une vignette d'Henry Monnier représentant le Christ portant la croix

– En 1834, à l'occasion de la réédition chez Werdet (en 4 vol. in-12), Balzac revoit son texte et en redistribue la masse, réduisant le nombre des chapitres de trente-six à vingt-cinq. Le nom de l'auteur apparaît cette fois dés la couverture, avec la vignette, mais l'épigraphe n'est plus singée.

– La troisième édition fait l'objet d'un nouveau contrat avec Werdet (ce qui atteste le succès de la précédente édition). Elle aura deux tirages, en 2 vol. in-8 et en 4 vo. in-12, en janvier 1836. L'édition in-12 fut abusivement nommée « quatrième édition ». Le nombre de chapitres est réduit à sept, et la vignette a disparu dans l'édition in-12.

– Cinquième édition en mars 1839 chez Charpentier, un vol. in-18 ; « nouvelle édition revue et corrigée », elle ne comporte plus que cinq chapitres.

–  Sixième édition, chez Furne, fin 1845, tome XIII de La Comédie humaine, en tête des Scènes de la vie de campagne, alors réduites à deux titres, Le Médecin de campagne et Le Curé de village. A signaler encore deux éditions séparées du récit de Goguelat, La Veillée dans L'Europe littéraire (19 juillet 1833, dans un supplément du Bon Sens (26 juillet 1833) – sans consulter l'auteur –, et une vignette de la scène, signée Lorentz, gravure publiée en 1842 chez Dubochet, Hetzel, Paulin.  

–  Pas d'intervention dans le Furne corrigé, mais deux ajouts importants concernant le problème du suffrage électorale « la portion la moins éclairée mais la plus nombreuse », « un siècle n'a pas plus de cent grandes intelligences à son service ».

 

III. PERSONNAGES

– BENASSIS : héritier d'une riche fortune, il abandonne la femme dont il a eu un enfant ; près de se marier avec Evelina, fille d'une famille janséniste, il doit renoncer à épouser celle qu'il aime à cause de son passé, puis, son fils étant mort de maladie, il se fixe dans un bourg de Savoie pour y faire le bien ; lui-même meurt brutalement, après avoir pris connaissance d'une lettre sans doute envoyée par Evelina ou sa famille, mais dont on ne saura rien.

– BUTIFER : braconnier épris de liberté, chargé d'accompagner dans la montagne Adrien Genestas convalescent ; s'engagera dans l'armée à la mort de Benassis.

– CAMBON : marchand de bois et adjoint du maire Benassis.

– LA FOSSEUSE :  pauvre orpheline, fille du fosseur (fossoyeur ?), rêveuse et sentimentale, protégée par Benassis qui l'aime d'un sentiment paternel ; sans doute destinée à épouser le commandant Genestas.

– Adrien GENESTAS. Fils de la juive Judith et adopté par le commandant Genestas ; vient se faire soigner chez le médecin Benassis.

– Pierre-Joseph GENESTAS : commandant de cavalerie, ayant servi sous Napoléon, qu'il vénère ; il a recueilli l'enfant de la femme qu'il aimait, et qui l'a trahi pour son subordonné ; il termine sa carrière comme lieutenant-colonel.

– GOGUELAT : ancien soldat de Napoléon, raconte à la veillée des contes populaires et l'épopée de son héros.

– GONDRIN : pontonnier de l'armée de Napoléon ; s'est conduit en héros pendant la débâcle de la Bérésina.

– JACQUOTTE : servante de Benassis, dont elle dirige la maison avec vigueur et efficacité.

– TONNELET : premier notaire du bourg dont Benassis est le maire.

– JANVIER : curé du bourg dont Benassis est le maire ; prêtre éclairé et attentif au bien-être de ses paroissiens.

– M. et Mme VIGNEAU : le briquetier et sa femme qui, par leur labeur, contribuent à la prospérité et à la réputation du bourg.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

A un moment où Balzac songe à la députation, Le Médecin de campagne expose au lecteur, sous la forme attrayante de la fiction, sa doctrine politique. A côte des préoccupations sociales que le saint-simonisme et ses épigones ont placées au premier plan après la révolution de Juillet, le roman met l'accent sur la nécessité d'un exécutif autoritaire mais éclairé : il reprend, pour l'essentiel, la doctrine du parti légimiste. Mais Balzac brouille les cartes, en se faisant l'écho, insistant et inspiré, du culte bonapartiste dans les couches populaires. Ce sens aigu de la synthèse idéologique avait de quoi irriter les contemporains, qui ont souligné le caractère lourdement pédagogique de l'oeuvre, ses incohérences ou ses invraisemblances – en somme, tout son masque de naïveté réelle ou feinte.

Mais sans doute Balzac avait-il besoin de cette laxité de la forme pour commencer d'élaborer le projet artistique dont on retrouvera les avatars dans Le Lys dans la vallée et Le Curé de village : concevoir et illustrer, dans le cadre de la prose fictionnelle, cette poésie du politique qui mêle toujours chez lui, sur fond d'utopie, la représentation charnelle des corps – souffrants ou désirants –, la description des paysages, la digression argumentative.