par Isabelle TOURNIER
Octobre 1830. L'automne d'après la Révolution. Raphaël de Valentin s'apprête à se suicider après avoir perdu au jeu son dernier Napoléon quand il entre dans la boutique fabuleuse d'un antiquaire, lequel lui offre un mystérieux talisman : une peau qui réalise tous ses voeux mais dont le rétrécissement mesure désormais sa vie. Elle lui procure successivement un festin chez le banquier Taillefer, l'énorme héritage d'un oncle disparu et l'amour de Pauline, sa jeune voisine des temps impécunieux. Mais celui qui avait été un adolescent ardent et frustré, un jeune homme passionné par l'étude puis victime de la russe Foedora, « femme sans coeur », n'est plus qu'un précoce vieillard, dévoré par la maladie. Ni la consultation des autorités savantes, ni des séjours aux eaux d'Aix puis au coeur de l'Auvergne ne peuvent sauver Raphaël qui meurt sur le sein de Pauline, foudroyé par un ultime désir.
Même si le manuscrit a disparu, on connaît assez bien l'histoire d'un texte qui fut en août 1831 le premier succès romanesque signé « de Balzac » et qui connut en tout sept éditions de son vivant.
La première mention du titre est fictionnelle. Le 9 décembre 1830, (« Caricatures et croquis. Les Litanies romantiques » dans La Caricature ) un narrateur qui signe Alfred de Coudreux évoque son « célèbre conte fantastique intitulé La Peau de chagrin ». Dans le même journal Balzac récidive le 16 et donne, sous le pseudonyme Henri B... un « Croquis » intitulé « Le Dernier Napoléon », OD II, 836-839), ébauche de la première scène de La Peau. La composition suit de près la rédaction, discontinue, du début février à fin juillet. Il y eut au moins deux jeux d'épreuves dont nous n'avons conservé que le second, portant les bons à tirer et assez peu corrigé (Lov. A 177). Accompagnée de lectures publicitaires dans les salons, la campagne de presse démarre avec une première mention dans Le Voleur du 31 janvier, et surtout deux extraits prépubliés : dans La Revue des Deux Mondes du 15 mai 1831, « Une débauche » (reproduit en juin dans Le Cabinet de lecture et Le Voleur) et, dans La Revue de Paris du 29 mai, « Le suicide d'un poète » (reproduit en juin dans Le Cabinet de lecture).
– La première édition en deux volumes in-8, avec frontispices de Tony Johannot, sous-titrée « Roman philosophique », sort enfin le 6 août chez Gosselin et Canel (3 parties pour 52 chapitres, Conclusion, Moralité et errata). Cet événement littéraire attendu s'ouvre sur une provocatrice préface supprimée dans les éditions ultérieures.
– Le succès aidant, la deuxième édition, dans les Romans et contes philosophiques, suit de peu, entre le 20 et le 22 septembre : trois volumes in-8 précédés d'une « Introduction » signée « P. Ch. » pour Philarète Chasles. Rédigée à partir de l'article de celui-ci, dans Le Messager des chambres publié le 6 août, elle est inspirée par Balzac. Le tome III contient douze contes. Le dossier A 177 du fonds Lovenjoul conserve les corrections par un auteur inconnu d'une soixantaine de pages du tome I de l'édition d'août, dont Balzac tient souvent compte pour cette deuxième édition. Elle connut deux tirages dont le second est qualifié abusivement de « Troisième édition ».
– La véritable troisième édition (étiquettée « Quatrième édition revue et corrigée ») parut le 23 mars 1833 sous le même titre, chez le même éditeur, avec le même préfacier. Complétée par la description du lac du Bourget mais amputée de sa Moralité finale, La Peau y occupe 2 des 4 volumes.
– Dans la quatrième édition, celle des Études philosophiques, chez Werdet, en décembre 1834, La Peau de chagrin suit une nouvelle introduction signée Félix Davin mais corrigée par Balzac (supprimée ultérieurement), une « Note de l'éditeur » (qu'il rédigea peut-être) et couvre 4 des 5 cinq volumes. Au moins deux jeux d'épreuves dont seul le premier demeure partiellement dans Lov. A 178 ont préparé cette édition « revue et corrigée », où la division en chapitres disparaît et où un Épilogue remplace la Conclusion.
– L'édition suivante est illustrée. Sous le titre Balzac illustré. La Peau de chagrin. Études sociales, elle paraît en livraisons chez Delloye et Lecou, en 25 fascicules qui s'échelonnent entre le 22 décembre 1837 et le 21 juillet 1838, l'ensemble formant un volume in-8 riche de 124 illustrations dues aux meilleurs illustrateurs de l'époque. Ce volume prévu pour inaugurer une série se vend mal et ce premier projet (avant le Furne) d'Œuvres complètes avorta. Dans cette édition, la peau prend parfois une majuscule, tendance qui se confirmera au fil des versions suivantes.
– Annoncée comme « Nouvelle édition/ revue et corrigée », alors qu'elle présente seulement quelques corrections (simplification de la ponctuation, en particulier), l'édition Charpentier du 18 mai 1839, en un volume compact, au format anglais in-18, ne coûte que 3,50 F (contre 15 à Delloye-Lecou) et ouvre à Balzac un nouveau marché.
– Enfin, placé au tome XIV de l'édition Furne, La Peau de chagrin s'y trouve en tête du tome I des Études philosophiques (daté 1845 mais mis en vente le 19 août 1846), illustré de portraits de Raphaël, du marchand de curiosités, d'Euphrasie et d'Aquilina, de Foedora, et de Pauline. La division en trois parties perdure toujours. Les anonymes et les noms de personnes réelles (Lamartine, Hugo) continuent à être remplacés par des noms fictifs (Nathan, Canalis), ce qui fait de l'orgie l'un des grands lieux de rencontre des personnages reparaissants.
– Le Furne corrigé par Balzac (Lov. A 30 ) est assez abondamment annoté. Ainsi l'ajout du mot de la fin à propos de Foedora : « c'est, si vous le voulez, la Société ». La Peau porte le n° 107 dans le Catalogue de 1845.
– ANTIQUAIRE du quai Voltaire : à en croire ses souvenirs de la Régence, aurait au moins 125 ans en 1830. Quoique essentiel à l'action, ce personnage fantastique ne reçoit pas de nom. Non reparaissant.
– AQUILINA (née vers 1803) : se baptise aussi Mme de La Garde dans Melmoth réconcilié (Lequien, juin 1835) où, maîtresse de Castanier, elle le ruine. Apparaît fugitivement dans une liste d'amies de Florine ajoutée en Furne (septembre 1842) à Une fille d'Ève.
– Horace BIANCHON (né vers 1797) : le médecin de Raphaël est aussi celui de la majorité des personnages balzaciens, ce qui en fait le plus souvent reparaissant. S'appelle seulement Prosper dans l'édition originale de 1831. Devient Horace Bianchon en 1838 dans l'édition Delloye-Lecou.
– Jean-Jacques BIXIOU (né en 1797) : caricaturiste et employé, il est un des personnages les plus souvent reparaissants de La Comédie humaine. Il ne s'appelle que Henri ((Monnier ?) sans patronyme jusqu'au Furne.
– EMILE : ami de Raphaël. Il n'a pas de nom de famille. S'il a été rapproché d'Émile Blondet, critique et journaliste qui figure dans plusieurs romans et comme héros dans Les Paysans (La Presse, décembre 1844), rien n'impose l'assimilation que Balzac n'a jamais opérée textuellement.
– EUPHRASIE : courtisane et danseuse, 16 ans environ en 1830, elle figure dans le Furne de Melmoth reconcilié (août 1846), où son nom remplace celui d'une certaine Mme Sauvage, et dans Une fille d'Ève au milieu de la liste des amies de Florine ajoutée dans le Furne (septembre 1842).
– Pauline GAUDIN DE WITSCHNAU (née vers 1812-?) : non reparaissante.
– Eugène-Louis de RASTIGNAC (né en 1799) : apparaît dans l'édition originale de La Peau comme le jeune viveur qui présente Foedora à Raphaël. Balzac le fait réapparaître en décembre 1834 dans l'édition Revue de Paris du Le Père Goriot , après avoir appelé son personnage, dans le manuscrit, Eugène de Massiac. Il a ensuite la carrière romanesque que l'on sait.
– Frédéric TAILLEFER (né en 1779-1831) : c'est dans l'édition Delloye-Lecou de La Peau (décembre 1837-juillet 1838) que le banquier amphytrion, anonyme jusque-là, reçoit le nom et donc la biographie de Frédéric Taillefer. Ce nom, apparu en décembre 1834 dans Le Père Goriot avait remplacé dans L'Auberge rouge (Delloye-Lecou, juillet 1837) celui attribué auparavant à son héros assassin (Frédéric Mauricey), donnant ainsi après coup une origine criminelle à la fortune du personnage de La Peau.
– Marquis Raphaël de VALENTIN (1804-1831) : non reparaissant. Son prénom est évidemment tout un poème, et son patronyme est chargé d'ironie.
Bien que son accueil critique soit contrasté, le succès public de La Peau à sa sortie est indéniable : trois éditions et 4500 exemplaires vendus au 1er juin 1832 selon l'« Avis du Libraire-éditeur sur les Contes philosophiques » (Gosselin, 16 juin 1832), ou plus modestement trois éditions et 4000 exemplaires en décembre 1834 selon la « Note de l'éditeur pour l'édition [Werdet] des Études philosophiques ». Succès préparé de longue date par le journaliste-polygraphe qu'est alors Balzac. Il alla jusqu'à rédiger lui-même un compte rendu dans La Caricature du 11 août 1831 sous le pseudonyme de Le Comte Alexandre de B. (OD II, 849-850). Un article très complet de Pierre Barbéris « L'accueil de la critique aux premières grandes oeuvres de Balzac » (A.B.1968, 165-195) nous dispense d'entrer dans le détail. C'est l'oeuvre à la mode. Il faut en parler. Les supporters (Philarète Chasles, Jules Janin dans L'Artiste, Latouche dans Le Figaro, le chroniqueur du Globe) y voient le roman de la modernité.
Depuis, la critique balzacienne a relativement peu étudié La Peau à l'exception des histoires de l'oeuvre, des travaux de Bernard Guyon et de ceux de Pierre Barbéris sur le mal du siècle (voir Bibliographie générale), comme si son caractère hétérogène et son succès trop immédiat freinait son classement et son emploi. Roman trop daté, trop peu réaliste mais sans être absolument fantastique... En 1972, Pierre Barbéris donne pour la première fois, dans Le Livre de poche, le texte de Gosselin, édition novatrice malheureusement épuisée. Il faudra attendre l'occasion d'un programme d'agrégation en 1979 pour que deux recueils d'articles viennent enrichir l'interprétation : Balzac et « La Peau de chagrin », ouvrage collectif présenté par Claude Duchet, SEDES et Nouvelles lectures de « La Peau de chagrin », Centre de recherches révolutionnaires et romantiques, Faculté des Lettres, Clermont-Ferrand. « L'effet Peau » (Françoise Gaillard, « L'effet Peau de chagrin », dans Le Roman de Balzac : recherches critiques, méthodes, lectures, Études réunies par Roland Le Huenen et Paul Perron, Montréal, Didier, 1980, p. 213-230) n'a pas cessé depuis cette date et la production critique est devenue régulière.