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PETITES MISERES DE LA VIE CONJUGALE

par Catherine NESCI

 

I. L'HISTOIRE

Le titre même défie le résumé : il s'agit d'une série de sketches burlesques centrés autour des deux figures types d'un jeune ménage bourgeois, Adolphe et Caroline, assistés de deux faire-valoir : deux coquettes plus parisiennes que nature, Mme de Fischtaminel et Mme Foullepointe, aux noms évocateurs. Les fragments donnés comme un ensemble conservent les marques de leur passage par des journaux et des recueils en vogue. Ils forment pourtant une série assez étincelante (faites pour le dessin), qui nous fait suivre la vie de nos deux héros depuis leur rencontre  et leur contrat de mariage jusqu'à la formation... d'un ménage à quatre, en passant par les infidélités de l'époux et la mésentente du couple. Contrepoint railleur à bien des situations de La Comédie humaine qu'on hésite à interpréter, mais qui est loin d'être une oeuvre de jeunesse. On y retrouve avec étonnement la plume alerte et frondeuse du publiciste de 1830 et on y assiste avec perplexité au retour, quasi parodique, de la Physiologie du mariage.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

L'histoire, ou plutôt les histoires de ce texte méritent d'être connues, sinon contées, car elles sont pleines d'enseignement sur les pratiques éditoriales de l'époque, que Balzac les suscite ou y consente. Les 35 chapitres qui composent l'édition originale sont rigoureusement équilibrés : deux parties de 19 chapitres chacune, y compris deux préfaces. La matière, elle, provient de trois sources : une séquence de 11 articles parus dans La Caricature en 1839-40, une série de 10 courts chapitres donnés en 1844 au Diable à Paris, collection lancée par Hetzel. Enfin 15 textes spécialement composés pour l'édition Chlendowski de 1845-46, mais qui furent d'abord publiés en feuilleton dans le journal La Presse, à titre d'annonce, début décembre 1845. Enfin, l'éditeur Roux anticipa de son côté, en 1846, sur la publication en volume de l'édition Chlendowski.

Un dossier des Petites Misères existe dans le fonds Lovenjoul, sous la cote Lov. A 184. Les folios s'en répartissent de la façon suivante : 6 à 30 pour les textes du Diable à Paris ; 1 à 5 puis 32 à 124 pour l'édition Chlendowski. Il s'agit d'épreuves ou de placards, et de quelques feuillets manuscrits. A 269 d'autre part concerne le contentieux  ouvert par la cession des droits à Roux et Cassanet.

Voici, en résumé, l'histoire des Petites Misères

– 1830. Novembre, les 2 textes de la première Caricature, signés respectivement Henri B... et Alfred Coudreux ; sans liens entre eux ils n'annoncent aucun projet, mais seront réutilisés, sous de nouveaux titres, (« La campagne de France » et « Le solo de corbillard ») dans Le Diable à Paris

– 1839-1840. La deuxième Caricature, dirigée par A. Dutacq, publiée sous le titre général Petites Misères de la vie conjugale, une série de 11 articles, du 2 septembre 1839 au 28 juin 1840. Apparition d'Adolphe et Caroline.

– 1841. Balzac traite, en vain, avec l'éditeur Souverain pour une publication en volume des Petites Misères.

– 1843. Décembre, pourparlers avec Hetzel pour la publication de 9 Petites Misères dans Le Diable à Paris. Ce devrait être « la fin d'un livre déjà  commencé » à joindre à une nouvelle édition de la Physiologie du mariage (LHB I, p. 742).

– 1844. Août, publication de 10 chapitres dans le tome I du Diable à Paris (livraison 22 à 27), avec un bandeau de Bertall et sous le titre, Philosophie de la vie conjugale à Paris - Chaussée d'Antin.

– 1845. 25 février, traité avec Chlendowski pour une double publication, par livraisons et en volume, des Petites misères.

   Début juillet, publication  en 20 livraisons à 15 centimes(juillet-novembre 1845), de la Philosophie de la vie conjugale, tirage à part du Diable à Paris

   Mi-juillet, début de la publication Chlendowski, prévue en 50 livraisons, sous le titre Petites misères de la vie conjugale. La première partie reprend, avec des retouches et des remaniements, les publications de La Caricature et du Diable. Les textes de la seconde partie, inédits, seront travaillés sur les épreuves en placards

   2-7 décembre : publication dans La Presse d'une nouvelle séquence de 15 Petites misères. Balzac utilise les placards Chlendowski, qu'il corrige pour La Presse. Et l'édition Chlendowski bénéficiera, à son tour, de cette prépublication.

   Fin décembre : publication, sous le titre Paris marié. Philosophie de la vie conjugale d'une plaquette, illustrée par Gavarni, datée de 1846, reprenant les livraisons tirées du Diable à Paris.

– 1846. Mai-juin : édition, en 3 vol. petit in-8, de Physiologie du mariage, Petites Misères de la vie conjugale chez Gabriel Roux et Cassanet. Edition non illustrée, dont Chlendowski avait cédé les droits, mais dont Balzac ne s'occupa nullement.

   Juillet : fin des livraisons Chlendowski, suivies de la publication en volume (392 p. in-8), superbement illustré par Bertall qui fournit 50 gravures en hors-texte et environ 250 vignettes (Lov. A 185 conserve l'exemplaire personnel de Balzac, qui  porte quelques corrections de détail). En août paraît le 16e et dernier volume de La Comédie humaine, chez Furne, qui se termine par la Physiologie du mariage, la seule étude analytique à ce moment.

– 1855. Intégration posthume à La Comédie humaine. L'éditeur Houssiaux qui réimprime La Comédie humaine à partir de 1853, intègre en codicille les Petites misères dans un 18e volume, avec référence aux Etudes analytiques. Cette édition récupère un ajout de quelques répliques terminales, venues du Diable et non retenues par Chlendowski, qui adoucissent un peu la provocation conclusive originelle.

 

III. PERSONNAGES

– ADOLPHE : c'est le prénom du héros, et c'est aussi le prénom de son fils, appelé ensuite Charles. Prétendant idéal, il a plusieurs modèles possibles : un avoué, un capitaine en second, un ingénieur de troisième classe, un juge suppléant ; mais surtout le fils d'un riche propriétaire. Il est difficile de l'identifier à l'Adolphe de la seconde partie.

– ALEXANDRINE : mère de Caroline, dans la première partie. Accouche d'un superbe garçon, privant ainsi son gendre d'un héritage. Soupçon sur la véritable paternité de cet enfant.

– Suzanne BEAUMINET : dans la 2ème partie, type de la grisette et de ses avatars. Amour de jeunesse d'Adolphe, dont elle a eu un enfant naturel. Toutes les suppositions sont ouvertes sur son destin : morte à la Salpêtrière, mariée en province ou prostituée.

– Ferdinand de BOURGAREL : faut-il voir dans celui-ci le même personnage que Ferdinand, le cousin d'Adolphe, ce bel homme qui passe pour l'amant de Caroline à la fin ? En lui finit la grande maison des Borgarelli de Provence. Il emmène Caroline voilée au bal du Ranelagh pour lui révéler la conduite infidèle d'Adolphe.

– CHARLES : fils d'Adolphe dans la 1ère partie, aussi prénommé Adolphe. Son père veut le mettre en pension, contre la volonté de sa mère.

– Adolphe de CHODOREILLE : pas de continuité entre ledit Adolphe de la 1ère partie, petit bourgeois inculte,  et Adolphe de Chodoreille de la 2e. Homme de lettres médiocre dans la 2e, il est l'amant de Mme de Fischtaminel, renoue avec Mme Schontz avec lequel il a déjà une liaison en 1ère partie, entretient l'enfant de ses amours de jeunesse et trouve son bonheur dans le ménage à quatre. Il réapparaît dans le tout dernier aménagement des Comédiens sans le savoir.

– Caroline de CHODOREILLE : l'épouse du précédent, dite simplement Caroline en 1ère partie. C'est d'une tante Carabès qu'elle reçoit une succession. Dans la deuxième partie, on apprend qu'elle est née Caroline Heurtault. Tout d'abord sa naïveté, ses manières, sa bêtise indisposent Adolphe. La deuxième partie, plus « femelle », la révèle sous un autre jour. Elle publie même une nouvelle sous le pseudonyme de Samuel Crux. Jalouse de Mme de Fischtaminel, elle finit par en être l'amie intime et trouve elle aussi son bonheur dans le ménage à quatre.

– Mme DESCHARS : décrite par ses cascades de chair à la Rubens, cette dévote très à cheval sur les principes en est à son troisième mariage et a des filles de ses trois unions. On lui soupçonne quelque inconduite dans son passé. Son mari, ancien notaire ami, gros homme rougeaud des plus communs, est écrasé par son épouse.

– FREDERIC : l'enfant des amours de jeunesse d'Adolphe et de sa grisette. Le père lui rend visite, s'occupe de lui et lui témoigne un grand attachement.

– Mme de FISCHTAMINEL : femme adultère, dont le dernier rejeton est le portrait craché de l'ami de la famille ; elle donne un bal et commet même un traité sur l'éducation des jeunes filles ; maîtresse d'Adolphe, elle se lie ensuite à Caroline et en fait sa complice.

– M. de FISCHTAMINEL : mari de la précédente, dont la correspondance nous permet de brosser le portrait de l'époux en proie à l'ennui ; demi-solde à la Chute de l'Empire, il est inoccupé et se laisse berner par sa femme.

– Mme FOULLEPOINTE : voisine d'Adolphe et Caroline qui surprend son infidélité avec un beau jeune homme blond qu'elle prend pour le mari légitime. Amie des Fischtaminel. Vive, la belle et piquante jeune femme se moque souvent d'Adolphe. Son mari, agent de change, est un quinquagénaire maladroit.

– JUSTINE : femme de chambre de Caroline. Ce personnage prend de plus en plus de relief dans la 2ème partie, jusqu'à exercer un véritable chantage sur sa maîtresse, Caroline. Renvoyée, elle se marie et devient fruitière ; puis envoie une lettre anonyme à Caroline dans laquelle elle dénonce les infidélités de l'époux.

– Le vicomte de LUSTRAC : ami des Fischtaminel, veuf sans enfant, c'est un vieux beau de l'Empire, grand amateur de femmes, dit aussi l'Amadis Omnibus. Caroline feint une liaison avec lui.

– Claire de la ROULANDIERE : née Jugault. Amie d'enfance de Caroline à qui elle écrit de la province. Son mari est président du Tribunal de Viviers.

Il faut joindre à ce petit groupe quelques personnages qui réapparaissent, insérés en cours de route, dont la présence atteste l'appartenance du texte à La Comédie humaine, en dépit du silence de Balzac sur ce point : Du Tillet, Mme d'Espard, Léon de Lora, Mme Mahuchet (amie de Mme Nourrisson dans Les Comédiens sans le savoir, elle sert ici de nourrice au petit Frédéric), Malaga, le baron et la baronne Schinner, Mme Schontz (La Muse du département, Béatrix...).

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Les Petites Misères de la vie conjugale ne sont pas un texte littérairement correct : il détonne à sa date, et les balzaciens le  considèrent souvent avec distance, ou quelque dédain. Œuvre « d'une désolante facilité » pour Pierre Citron (cité dans Pl., XII, 3), en partie improvisée au milieu des voyages, des tracas et des harcèlements divers, et en marge de l'intense activité déployée pour La Comédie humaine, elle paraît relever plutôt d'un montage intelligent et de l'esprit du publiciste que d'un travail de romancier ou de la méditation d'un penseur. Pourtant, nous l'avons vu, l'histoire matérielle du texte embrasse toute la carrière de l'écrivain et tout porte à croire qu'il devait bel et bien, sous sa forme insolite, être incorporé aux Etudes analytiques, plus friandes d'axiomes que de récits. Une « collection de sujets nosographiques », déclare l'auteur de la seconde préface, qui voudrait nous persuader qu'il entreprend un ouvrage androgyne, avec un côté mâle doublé d'un côté femelle. Mais il se demande si les lecteurs feront à cette collection « l'honneur de l'appeler un livre ». Pourquoi ne pas y reconnaître une sorte de récréation et l'essai, à tout risque, d'une forme originale, née en partie des circonstances, auxquelles Balzac a toujours tenté s'adapter ? Mais il faudrait le lire dans l'édition originale, car le commentaire pictural enrichit la lecture de multiples contrepoints ; les croquis accentuent sans équivoque le caractère de saynette et de tableautin des Petites misères de la vie conjugale et l'illustration assure une continuité par le dessin. Balzac brode avec virtuosité des motifs sur ce canevas indéfini (on peut toujours rajouter des petites  misères) ; et peut être avec une jubilation féroce. Les micro unités narratives (qui inondent le marché en 1845) peuvent rappeler, en condensé, bien des intrigues ou des situations du roman balzacien, et leur provision d'aphorismes trouverait de l'écho dans les parties plus nobles de l'oeuvre.

« Paris marié » : le titre de la plaquette publié par Hetzel pourrait servir de sous-titre aux Petites Misères de la vie conjugale. En effet, des promenades sur les boulevards, les Champs-Elysées et les Tuileries, aux parties fines chez Véry ou au Rocher de Cancale, sans oublier les Variétés, le texte prodigue tout un savoir sur Paris et ses moeurs, alternant les notations sur l'inquiétante intimité des époux avec celles relatives à leur vie de Parisiens soucieux d'observer la mode et de profiter de l'espace public, propice aux rencontres et aux plaisirs de tous ordres. Si décrire, codifier, classer, mais aussi parodier le régime matrimonial des Parisiens est le véritable objet des Petites Misères de la vie conjugale, on comprend que Balzac ait cherché à faire de sa pochade le pendant anecdoté de l'oeuvre théorique qu'est la Physiologie du mariage. La logique est celle-là même qui clôt la Physiologie du mariage et par laquelle débutent les Misères : la paternité est une fiction légale sur laquelle reposent pourtant le droit bourgeois et la transmission des propriétés. Semblable en cela à la Physiologie du mariage, le texte ouvre ainsi à toutes les rêveries oedipiennes, ce qui explique aussi son ton satirique, ses jeux de mots et de doubles. L'illustration de Bertall commente à merveille cet aspect du texte en ce qu'elle oscille entre un dessin réaliste d'un côté, et, de l'autre, un dessin déformant par lequel s'expriment les hantises et les désirs inconscients des personnages. Les Petites Misères de la vie conjugale codifient donc la vie bourgeoise, tout en proposant, grâce à une ouverture sur l'inconscient, un univers de valeurs différentes et une transgression de la paternité légale.