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LA RECHERCHE DE L'ABSOLU

Par Lucienne FRAPPIER-MAZUR

 

I. L'HISTOIRE

Riche et cultivé, Balthazar Claës mène la vie rangée d'un grand bourgeois flamand, après avoir dans sa jeunesse étudié la chimie avec Lavoisier. Il adore sa femme, dont il fait le bonheur pendant quinze ans, jusqu'au jour de 1810 où il est mordu par le démon de la Chimie, lors de la visite d'un savant polonais. A partir de là, il passe ses journées dans son laboratoire, néglige sa femme et ses quatre enfants, et les conduit rapidement à la ruine. L'intrigue oppose la famille et la Science, le dévouement filial et l'amour juvénile, à la recherche effrénée du savant, toujours sur le point de trouver l'Absolu et toujours échouant, jusqu'au moment où il meurt en criant « Eureka. » Peu de romans balzaciens s'étendent sur une aussi longue période (1810-1832), celle-ci jalonnée par les ruines successives de la maison Claës. Chaque fois la fortune est miraculeusement reconstituée, grâce d'abord à la prévoyance de la mère (qui meurt de désespoir), puis à la sagesse et à la fermeté de la fille aînée, Marguerite. Fille modèle qui n'est pas sans faire songer à une Eugénie Grandet plus heureuse, Marguerite tient en réalité les rênes de la maison, mais réussit à préserver jusqu'au bout cette majesté paternelle sans laquelle il n'est point de famille, et ce malgré la déchéance de Balthazar, que le récit décrit minutieusement. Balthazar est sublime cependant, par son génie et par la passion scientifique à laquelle il sacrifie tout. « L'idée de l'Absolu avait passé partout comme un incendie », peut écrire Balzac à propos de la maison dénudée. De superbes descriptions « archéologiques » illustrent le contraste de la combustion monomane avec les moeurs flamandes de la ville de Douai et avec les splendeurs de la maison Claës. 

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

La gestation fut difficile (voir la notice de Madeleine Ambrière, Pl., X, 1562-1569). Rédaction commencée en juin 1834, terminée le 26 août 1834. Manuscrit conservé à la collection Lovenjoul, cote A 201. Balzac a beaucoup corrigé et augmenté son texte sur les épreuves, qui ont disparu.

– Edition originale dans Etudes de moeurs au XIXe siècle, t. III : Scènes de la vie privée, chez Mme Charles-Béchet, un vol. in-8 de 386 pages, septembre 1834. Comportait sept chapitres avec titres. 

– Deuxième édition, Charpentier, 1839, 346 pages, réduction du nombre des chapitres à quatre, avec suppression des titres. Balzac ajoute la dédicace à Madame Joséphine Delannoy.

– Troisième édition, La Comédie humaine, Furne, 1845, t. XIV (t. I des Etudes philosophiques), en fin de volume, p. 308-476. Le Furne corrigé ne comporte que des corrections peu importantes, qui s'interrompent à la p. 375.

 

III. PERSONNAGES

Aucun personnage reparaissant.

– Comte Balthazar van CLAES-MOLINA : l'origine de la famille remonte au XVIe siècle l'ancêtre était syndic des tisserands de Gand, Balthazar a eu peu moins de cinquante ans en 1810. Il meurt à l'annonce de la découverte et de la vente de l'Absolu par un mathématicien polonais.

– Mme Joséphine de Temninck CLAES-MOLINA :  née à Bruxelles, elle descend de la famille espagnole de Casa-Réal (voir Contrat de mariage). Petite, bossue et boiteuse, mais d'une physionomie inoubliable, une figure tout espagnole, sans « aucun des caractères de la femme flamande ». Elle se marie à 25 ans en 1793 et meurt en 1816.

– Marguerite van CLAES : la fille aînée ; elle repousse les avances du notaire Pierquin et finira par épouser celui qu'elle aime : Emmanuel de Solis, le professeur de son frère Gabriel ; c'est sa soeur Félicie qui épousera Pierquin. Pour son mariage son père lui offre le diamant de synthèse, qui s'est formé dans son laboratoire.

– Monsieur de CONYNCKS : apparenté à Balthazar, subrogé-tuteur des enfants Claës ; sa fille épouse Gabriel le fils aîné des Claës.

– LEMULQUINIER : ainsi nommé par le sobriquet flamand de « mulquinier » signifiant « marchand de fil de lin ». Parfois nommée Mulquinier tout court. Valet de chambre et assistant de Balthazar, il lui est  inconditionnellement dévoué et partage sa folie.

– PROTEZ et CHIFFREVILLE : parisiens, marchands de produits chimiques. Ils « reparaissent » dans César Birotteau et un Protez épouse une fille Cardot dans Un début dans la vie.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

D'autres romans de Balzac pourraient s'intituler La Recherche de l'Absolu, mais la démonstration revêt ici une exceptionnelle netteté, car l'objet de la monomanie est inaccessible, plus que partout ailleurs dans La Comédie humaine, et le principe unitaire gouverne non seulement la peinture de la monomanie, mais la définition de l'Absolu. L'Absolu, explique Balthazar Claës à sa femme, c'est la substance (matière première) commune à la matière organique et inorganique, dont les modifications, sous l'effet d'une force unique (le moyen), produisent les formes diversifiées de la matière qui seules nous sont connues (le résultat) –présence du « mystérieux Ternaire » au sein de cette vision unitaire. Comme l'a démontré Madeleine Ambrière, Balzac s'est inspiré au départ de faits et de personnages réels : en 1817-1818, procès intenté au mathématicien Wronski par l'un de ses disciples, auquel Wronski avait vendu l'Absolu ; découverte en 1828 de différents procédés de fabrication du diamant (Balthazar réussit à fabriquer un diamant, et ici Balzac s'appuie sur des renseignements que lui a fournis, selon toute probabilité, l'astronome François Arago). Balzac a profondément transformé ces exemples en les adaptant à sa théorie du principe de vie unique et en imaginant, plutôt qu'un Absolu mathématique et philosophique comme celui de Wronski, un Absolu chimique selon lequel le désir de percer les mystères de la création fait parfois pencher vers le fantastique la peinture de la science. Avant Gambara, et avec plus d'ampleur, l'oeuvre développe l'hésitation entre génie et folie, et l'on n'a pas manqué d'assimiler l'ambition totalisante de Claës à celle de Balzac.

La Recherche de l'Absolu se vendit mal en 1837 et l'accueil de la critique déçut Balzac. Tout en reconnaissant certaines beautés à l'oeuvre, et même sa grandeur, on la trouva parfois ennuyeuse et on lui reprocha son manque de vraisemblance dans le domaine des chiffres. Le long article de Sainte-Beuve, qui dosait habilement les critiques et les éloges, ne pouvait satisfaire Balzac. Aujourd'hui l'ouvrage de base est la thèse de Madeleine Fargeaud-Ambrière, Balzac et La Recherche de l'Absolu (Hachette, 1968). Pour Douai voir Nicole Mozet, La Ville de province dans l'oeuvre de Balzac (SEDES, 1982, p. 154-162).