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SARRASINE

par Anne GEISLER

 

I. L'HISTOIRE

Sarrasine est composé de deux volets que leur présentation typographique distinguait clairement à l'origine. 

Le premier de ces blocs narratifs a pour cadre Paris, durant l'hiver 1830. Lors d'un bal donné à l'hôtel de Lanty, situé à deux pas de l'Elysée-Bourbon, le luxe trop insolent qu'on y déploie, l'apparition d'une sorte de mort-vivant, vieillard presque centenaire dont la seule présence glace les femmes, et les relations étranges enfin que ce dernier entretient avec les hôtes, tout est réuni pour exciter la rumeur. Celle-ci va grand train et le narrateur, l'oreille aux aguets, se plaît à enregistrer toutes les suppositions, alors que lui possède seul la clef de ces mystères. Et lorsque sa cavalière l'interroge sur l'identité du modèle de l'Adonis peint par Vien, qu'elle découvre appendu dans le boudoir de l'hôtel, il cède au désir de la conquérir par un beau récit d'amour et de sang.

La seconde partie de la nouvelle nous plonge sans transition, au XVIIIe siècle, et nous suivons l'histoire du sculpteur Sarrasine, de sa naissance à Besançon jusqu'à sa mort, à vingt-deux ans, à Rome. Le départ pour l'Italie est la récompense obligée accordée aux artistes doués. Au théâtre d'Argentina, le sculpteur découvre son idéal incarné dans la personne de la prima donna, et ressent pour elle un véritable coup de foudre. Il tente un moment de donner le change à sa passion en représentant Zambinella – c'est son nom – dans le marbre, mais l'attitude coquette qu'elle adopte envers lui exacerbe ses désirs. Il décide alors de passer à l'action et de l'enlever. Le jour fixé, il apprend incidemment la véritable identité de sa bien-aimée : Zambinella est un castrat. La rage qui submerge Sarrasine n'a cependant pas le temps d'exploser : au moment de frapper le castrat, le sculpteur s'écroule sous les coups des sbires que le Cardinal Cicognara a dépêchés pour porter secours à son protégé. Le narrateur n'a plus alors qu'à conclure en reprenant chacune des énigmes posées par la mystérieuse famille de Lanty et son hideux petit vieillard, et à y répondre.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Nous ne disposons d'aucun document de genèse. Le manuscrit et les épreuves ne nous sont pas parvenus. Le texte est plus ou moins fixé dès l'édition pré-originale.

– 1830. Sarrasine est publié dans la Revue de Paris les 21 et 28 novembre. Il est signé « De Balzac ». Le texte se trouve divisé en deux chapitres, numérotés en chiffres romains et accompagné chacun d'une épigraphe. 

– 1831. Sarrasine paraît pour la première fois en volume au tome II des Romans et Contes philosophiques, 2e édition, Charles Gosselin, 3 volumes in-8. Les deux chapitres sont numérotés en chiffres romains, suivis du titre et de l'épigraphe inchangés.

– 1833. La nouvelle est rééditée au tome III de Romans et Contes philosophiques, 4e édition, revue et corrigée, éditée par Charles Gosselin (4 volumes in-8). 

– 1835. Sarrasine est publié au tome XII des Etudes de moeurs au XIXe siècle, éditées par Madame Charles Béchet. Il fait partie du 4e volume des Scènes de la vie parisienne. Le texte continue d'être divisé en deux chapitres, mais la numérotation et les épigraphes ont disparu. La répartition se trouve par ailleurs légèrement modifiée : le chapitre I englobe le prélude du récit et le chapitre II commence directement sur l'histoire de Sarrasine. L'indication « Paris, novembre 1830 » est ajoutée à la fin du texte. Balzac accentue de manière assez sensible le caractère équivoque de l'identité de Zambinella, il soigne l'effet de conclusion en apportant une réponse à la question posée dans le récit initial concernant l'origine frauduleuse de la richesse des Lanty, et surtout, en ajoutant les deux derniers paragraphes. L'intervention finale de la marquise de Rochefide, qui porte sur les moeurs parisiennes de 1830, a pour effets de resserrer les liens entre le récit cadre et le récit encadré et de motiver le classement nouveau du texte dans la série des Scènes de la vie parisienne. Après tout Sarrasine raconte l'histoire d'une fortune parisienne mal acquise et parle de vices étranges restés jusqu'ici tabous, qui relèvent des Etudes de moeurs.

– 1839. Sarrasine est publié chez Charpentier, dans la « première série » des Scènes de la vie parisienne. La numérotation des titres de chapitres se trouve rétablie.

– 1844. Sarrasine paraît enfin au tome X de La Comédie humaine, dans le deuxième volume des Scènes de la vie parisienne. Toute indication de chapitre est supprimée, la dédicace « A Monsieur Charles de Bernard du Grail » ajoutée. Balzac apporte des corrections minimes à son texte. Il modifie des noms, améliore des expressions ; le seul ajout notable est une référence historique à Madame de Pompadour, soeur du marquis de Marigny.

– Le Furne corrigé : Balzac n'introduit qu'une correction de détail : il remplace « xérès » par « vin de Xérès ».

La nouvelle continue d'être classée dans les Scènes de la vie parisienne après 1844. Balzac envisage seulement d'en modifier la place : dans le catalogue de 1845, Sarrasine est situé entre Les Employés et Grandeur et Décadence de César Birotteau, dans la liste de 1847, il suit Facino Cane et ferme le volume I.

 

III. PERSONNAGES

A l'exception du personnage de Madame de Rochefide, présent dans un grand nombre de textes balzaciens, et de la comtesse de Lanty, simplement citée dans Le Père Goriot comme un exemple de femme élégante, les personnages de Sarrasine – le sculpteur Ernest-Jean Sarrasine et le castrat Zambinella dont il s'éprend, le comte de Lanty et ses deux enfants Filippo et Marianina, ne reparaissent pas dans La Comédie humaine. Le nom de Rochefide est introduit tardivement dans Sarrasine (édition Furne, 1844). Il se substitue alors à celui de comtesse Foedora (ou Foedora), apparu dans l'édition Béchet, lui-même préféré antérieurement à Madame ou comtesse de F***, et qu'on avait rencontré dans La Peau de chagrin.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Depuis 1957, date à laquelle George Bataille attire l'attention du public sur Sarrasine, qu'il tient pour un des sommets de La Comédie humaine, et qu'il fait figurer aux côtés de L'Idiot ou de La Recherche du temps perdu, parmi les textes marquants de notre culture (« Avant-propos », Le Bleu du ciel, roman, J.J. Pauvert, 1957), des critiques venus de différents horizons se sont tour à tour intéressés à la nouvelle de Balzac. Leurs interprétations, pour variées qu'elles soient, correspondent, en gros, à deux tendances : 

Sarrasine a d'abord été lu, dans les années 1970, essentiellement dans une perspective psychanalytique et/ou biographique. Ainsi, pour ne citer que deux exemples, Jean Reboul propose de montrer la puissance de contagion de la castration, en s'attachant au thème central du castrat (« Sarrasine ou la castration personnifiée », Cahiers pour l'analyse, n° 7, mars-avril 1967) et Pierre Citron considère la nouvelle comme une sorte d'« auto-analyse » de Balzac et y cherche la preuve des tendances ambisexuelles de l'auteur (« Interprétation de Sarrasine », A.B. 1972). 

– Ces orientations semblent cependant avoir été plus ou moins abandonnées, depuis les années 1980, au profit de l'étude du discours sur l'art. Sarrasine apparaît à Ross Chambers comme une exploration des implications esthétiques et métaphysiques de l'arbitraire des signes (« Sarrasine and the Impact of Art », French Forum, vol. V, n° 3, septembre 1980) et à Michel Serres comme une interrogation sur la nature de la sculpture, sur sa relation aux autres arts et sur les affinités existant entre la statue et la mort (L'Hermaphrodite, 1987). France Vernier enfin, tout récemment, entreprend d'étudier conjointement les représentations du corps et celles de l'art et de montrer combien l'érotisme loin d'être développé pour lui-même, comme dans un récit libertin, est source d'élan créateur (« Le Corps créateur ou L'artiste contre la nature », Romantisme, 1996). 

Même si elle se situe en partie dans le prolongement de la réflexion engagée par Jean Reboul sur la castration, la lecture que Roland Barthes fait de Sarrasine dans son essai S/Z en 1970 occupe une place à part. Il s'agit en effet moins pour Barthes de proposer une interprétation supplémentaire du texte qu'une sorte de théorie de la lecture. L'idée d'« une vérité » d'un texte classique, qui appartiendrait à l'auteur et que le lecteur n'aurait qu'à recevoir, se voit invalidée. Barthes montre que le texte est constitué d'un entrelacs de codes, issus du Livre (de la culture et de la vie), que le lecteur, devenu producteur, peut dégager, s'il renonce à structurer le texte en grandes masses de signification ou à puiser à l'extérieur un savoir qui rendrait celui-ci intelligible.

S/Z a fait couler plus d'encre que Sarrasine et il ne nous appartient pas ici de tenter une étude de la réception du texte de Barthes. Signalons simplement, à titre indicatif, l'article que Barbéris fait paraître l'année suivante, pour critiquer le parti pris adopté de rejeter toute information extérieure au texte et en évaluer les risques majeurs (erreurs de lecture et commentaires impressionnistes). Revenant sur la nécessité de connaître le contexte dans lequel une oeuvre est produite, il affirme indispensables non seulement la connaissance de la biographie balzacienne mais aussi celle des rapports de l'auteur avec l'histoire, telle qu'elle se fait au jour le jour (« A propos du S/Z de Roland Barthes », A.B. 1971).