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LES SECRETS DE LA PRINCESSE DE CADIGNAN

par Eric BORDAS

 

I. L'HISTOIRE

Sur une intrigue assez mince, Balzac a brodé, dans Les Secrets de la princesse de Cadignan, une Scène dont la brillance risque fort de passer pour superficialité, quand elle est d'abord une leçon politique et historique. 

En 1833, parvenues à l'âge de 36 ans, la princesse de Cadignan et son amie la marquise d'Espard, se trouvent contraintes de s'avouer qu'elles n'ont jamais aimé. Pour elles, l'amour a été jusqu'alors « un jeu au lieu d'être un combat ». La princesse est à un tournant de son existence : ruinée par la révolution de Juillet, irrémédiablement compromise par son passé galant, elle aspire à des émotions nouvelles. Des émotions que lui apporte l'écrivain Daniel d'Arthez, lui aussi encore vierge de toute passion amoureuse, et que sa naïveté enflammée désigne comme une proie idéale pour ce « don juan femelle ». Loin de chercher à jeter un voile sur son tumultueux passé, le génie tactique de la princesse consiste, à travers des confidences étudiées, à « se mett[re] elle-même en capilotade et [à] se donn[er] des torts, afin de se donner aux yeux du candide écrivain cette virginité que la plus niaise des femmes essaie d'offrir à tout prix à son amant ». Diane sait même utiliser habilement les très malveillants propos que ses amies et ses anciens amants ne manquent pas de rapporter, pour s'attacher définitivement celui qui sera son dernier, et son seul amour : « O niais illustre ! ne vois-tu pas que je t'aime follement ? ».

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

On ne sait rien de la rédaction de ce texte, et son histoire se résume à des dates d'éditions.

1. Une princesse parisienne paraît à Paris, dans La Presse, du 20 au 26 août 1839 (8 chapitres intitulés, en 6 feuilletons), avec une dédicace à Théophile Gautier ; le manuscrit est disponible ainsi que deux jeux d'épreuves (Lov. A 236). Un gros travail a été effectué à parler du manuscrit.

2. Une princesse parisienne, dans le tome I du Foyer de l'Opéra, moeurs fashionables, publication collective regroupant des textes de Balzac, de Gozlan, etc., qui paraît le 27 février 1840, à Paris, chez Souverain (division en chapitres conservée, mais sans les titres).

3. Les Secrets de la princesse de Cadignan paraît le 28 septembre 1844, à Paris, chez Furne, dans La Comédie humaine, tome XI, au tome III des Scènes de la vie parisienne, entre Pierre Grassou et Les Employés, Balzac avait d'abord songé à Les Confidences... Secrets et Confidences permuteront entre Cadignan et Ruggieri (voir Sur Catherine de Médicis) .

 

III. PERSONNAGES

– Baron Daniel d'ARTHEZ : il a 38 ans 1833. Ecrivain de génie ; après une jeunesse pauvre, laborieuse et vertueuse, consacrée à l'écriture et aux idées de gauche, devient député légitimiste avec la révolution de Juillet. On le rencontre un peu partout, même en des textes inattendus (La Messe de l'athée, Une ténébreuse affaire, Mémoires de deux jeunes mariées), mais ses romans favoris sont Illusions perdues, Splendeurs et misères des courtisanes. Il apparaît aussi dans La Rabouilleuse avec ses amis du cénacle, dans Pierre Grassou, Béatrix et Le Député d'Arcis.

– CADIGNAN, duc de Maufrigneuse jusqu'en 1830, puis prince de : a épousé sans amour la fille de sa maîtresse, la duchesse d'Uxelles; sauvé d'un assassinat par Michel Chrestien lors de la défense des Tuileries.

– CADIGNAN, duchesse Diane de Maufrigneuse, puis princesse de : femme du précédent, une des plus grandes dames de la Restauration, célèbre pour sa coquetterie, son goût du luxe et son intelligence. Inséparable de toutes les Scènes de la vie parisienne mais aussi de quelques autres (Le Cabinet des Antiques par exemple). Elle a d'abord épousé l'amant de sa mère et a additionné quelques « erreurs » avant de séduire d'Arthez.

– CADIGNAN, Georges de Maufrigneuse, duc de : fils des précédents : âgé de vingt ans en 1833. Il épousera Berthe de Cinq Cygne vers 1838 (Une ténébreuse affaire).

– Michel CHRESTIEN : membre du Cénacle fréquenté par Lucien de Rubempré (voir Illusions perdues) et ami fidèle de d'Arthez ; esprit exalté, républicain inconditionnel et adorateur secret de la duchesse de Maufrigneuse ; tué dans l'affaire de Saint-Merri, le 6 juin 1832.

– Marquise d'ESPARD : l'autre grande dame de la vie parisienne, amie et confidente de la princesse de Cadignan ; femme volontaire et redoutable.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Il s'agit inconstablement d'un roman séduisant et qui donne le change : il paraît écrit avec une sorte de vivacité heureuse et sans les tourments de l'écriture et de la composition, en dépit d'un premier état fortement travaillé. La donnée était simple : une femme se penche sur son passé mais les confidences entraînent au  bavardage mondain (il y en a un peu dans les évocations rétrospectives du personnel parisien habituel de La Comédie humaine) et les secrets conduisent à des révélations mélancoliques (la tonalité n'en est pas absente). Il y a plus cependant : Diane porte deux noms qui font rêver, l'origine en est assez trouble, et surtout la duchesse de Maufrigneuse et la princesse de Cadignan sont-elles une même personne ? Au départ ce n'est pas sûr. Il s'agissait de les confondre en une « femme de 40 ans », comme le suggère Anne-Marie Meininger (Pl., VI, 1517). Et entre les deux femmes il y a 1830 : l'une et l'autre habitent un autre temps. Mais il fallait aussi donner congé à Daniel d'Arthez, d'irréprochable d'Arthez confronté à la « reprochable » princesse, l'incorruptible amoureux, qui ne devait pas être ridicule. De cette disparate, de ces tensions, de ces réticences ou de ces imprudences, naît un climat d'après orage, qui a son charme. La mondaine un peu trop gaspilleuse d'elle-même et l'écrivain un peu trop économe de lui-même sont ici des personnages disparaissants (« Depuis ce jour il n'[en] a plus été question »). Et Balzac ajoute, pour le lecteur pensif : « Est-ce un dénouement ? oui, pour les gens d'esprit, non, pour ceux qui veulent tout savoir ».