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SPLENDEURS ET MISERES DES COURTISANES

par Eric BORDAS

 

I. L'HISTOIRE

L'étrange pacte passé entre Lucien de Rubempré et Vautrin sur une route de Charente en 1822 (voir Illusions perdues), a apporté au poète raté la fortune et la gloire parisienne. Reste la consécration officielle, la respectabilité, à asseoir. Le principal outil de cet objectif est la prostituée juive Esther, que Vautrin a sortie du ruisseau pour lui donner un vernis d'éducation devant lui permettre d'être la maîtresse en titre du baron de Nucingen. A charge pour elle, en témoignage de reconnaissance et d'amour pour Lucien qu'elle adore, de « chiper quelques millions » à son protecteur, et de constituer ainsi la dot grâce à laquelle son amant pourra épouser Clotilde de Grandlieu. Docile, Esther se soumet à toutes les manoeuvres élaborées par Vautrin, mais se suicide le soir même où elle doit se donner au baron. L'affaire fait quelque bruit ; le policier Corentin surveille depuis longtemps, derrière des déguisements et des manoeuvres de toute sorte, ce couple invincible que forment Lucien et Vautrin, qui sont finalement arrêtés et incarcérés à la Force. Désespéré, et habilement interrogé par Camusot, Lucien avoue la vérité et révèle la véritable identité de son complice ; il se pend ensuite dans sa cellule quand Vautrin était en train de mobiliser tout le bagne pour le sauver. Vivement ébranlé par cette nouvelle, Vautrin obtient pourtant du magistrat Grandville sa mise en liberté : il demande alors à servir dans la police au lieu de la combattre. Il se retire vers 1845.

 

II. HISTOIRE(S) DU TEXTE

Les éditions modernes de Splendeurs et misères des courtisanes présentent ce texte comme un ensemble suivi et homogène, et c'est certainement un des plus saisissants tours de force de Balzac que d'être parvenu à faire, d'un roman rédigé sur neuf ans (1838-1847), publié sous toutes les formes de support disponibles à l'époque (feuilletons, volume séparé, oeuvres complètes), et soumis à tant de réécriture, de corrections et de rectifications, l'assise centrale cohérente du monde fictionnel de La Comédie humaine. Son histoire commence avec l'achèvement du Père Goriot. Quelques jours, à peine, avant d'écrire la dernière phrase de son chef-d'oeuvre, Balzac note, sur son manuscrit un titre : La Torpille, cette « torpille » qu'il appelle « Fanny Vermeil », dans la liste de ses femmes criminelles (voir la Préface du Père Goriot du 6 mars 1835). En 1838, il publie, effectivement, un début de fiction ainsi intitulé, mais le projet est aussitôt interrompu. Il n'est repris qu'en 1843, l'histoire de la rédaction devenant alors inséparable de celle de la publication (voir ci-dessous), alternant écriture pour feuilleton et reprises en volumes avec modifications d'importance variable.

– PREMIERE PARTIE

1. La Torpille paraît le 24 septembre 1838, à Paris, chez Werdet, avec une dédicace au prince Alfonso Serafino Di Porcia, conservée dans les éditions ultérieures de Splendeurs et misères des courtisanes (à l'exception de Potter, 1844, cf. ci-dessous : 3) ; le manuscrit est disponible (Lov. A 222), et a même été édité par Jean Pommier (Genève-Paris, Droz & Minard, 1957), mais les placards et les épreuves sont incomplets.

2. Esther ou les Amours d'un vieux banquier paraît à Paris, dans Le Parisien, du 21 mai au 1er juillet 1843 (3 parties : La Fille repentie, Les Préparatifs d'une lutte, La Monnaie d'une belle fille ; 45 chapitres intitulés, en 39 feuilletons ; les 13 derniers chapitres fourniront le début de la deuxième partie lors de la publication en volumes).

3. Splendeurs et misères des courtisanes. Esther paraît le 30 août 1844, à Paris, chez de Potter (sous la date de 1845), avec une préface de l'auteur, mais sans la dédicace (cf. ci-dessus : 1) ; les 3 volumes reprennent les 3 parties du feuilleton du Parisien, mais sans la division en chapitres intitulés (cf. ci-dessus : 2), auxquelles est jointe une nouvelle partie : Les Peines de coeur d'un millionnaire.

4. Esther heureuse paraît le 28 septembre 1844, à Paris, chez Furne, Dubochet et Cie, Hetzel, dans La Comédie humaine, tome XI (pour le début correspondant au texte de La Torpille, 1845-1846 pour le reste), sans la division en chapitres du feuilleton (cf. ci-dessus : 2).

– DEUXIEME PARTIE

1. La Monnaie d'une belle fille paraît en feuilleton dans Le Parisien en 1843 avec la première partie (cf. ci-dessus : 2) ; ni manuscrit, ni épreuves, ni placards n'ont été conservés.

2. La Monnaie d'une belle fille et Les Peines de coeur d'un millionnaire paraissent avec la première partie en août 1844, chez de Potter (cf. ci-dessus : 3).

3. A combien l'amour revient aux vieillards, avec Esther heureuse, paraît chez Furne en 1845-1846, dans La Comédie humaine, tome XI (cf. ci-dessus : 4).

– TROISIEME PARTIE

1. Une instruction criminelle paraît à Paris, dans L'Epoque, du 7 au 29 juillet 1846 (2 parties ; 55 chapitres intitulés, en 14 feuilletons) ; le manuscrit est presque complet (Lov. A 235), mais épreuves et placards sont fragmentaires.

2. Où mènent les mauvais chemins paraît le 19 août 1846, à Paris, chez Furne, Dubochet et Cie, Hetzel, dans La Comédie humaine, tome XII, sans la division en chapitres du feuilleton (cf. ci-dessus : 1).

3. Un drame dans les prisons (édition séparée de cette troisième partie, qui reprend le texte du feuilleton, avec les mêmes titres de chapitres) paraît le 10 juillet 1847, à Paris, chez Souverain.

– QUATRIEME PARTIE

1. La Dernière Incarnation de Vautrin paraît à Paris, dans La Presse, du 13 avril au 4 mai 1847 (2 parties ; 17 chapitres intitulés, en 17 feuilletons) ; le manuscrit des trois premiers quarts du texte est disponible (Lov. A 56), la fin en est perdue ; les 177 folios d'épreuves conservées (Lov. A 57) sont fragmentaires.

3. La Dernière Incarnation de Vautrin paraît en juillet 1847, à Paris, chez Chlendowski (sous la date de 1848), (41 chapitres intitulés, plus une conclusion).

4. La Dernière Incarnation de Vautrin paraît en 1855, à Paris, chez Houssiaux, dans La Comédie humaine, tome XVIII, sans la division en chapitres (cette édition continue et achève l'entreprise commencée par Furne, cf. ci-dessus).

Les interventions dans le Furne corrigé, inégalement réparties, concernent le style, des détails scéniques, le nom des personnages et renforcent, au lieu de gommer, les situations scabreuses.

– Les quatre parties de Splendeurs et misères des courtisanes ne seront réunies pour la première fois que dans l'édition de Michel Lévy, en 1869-1876.

 

III. PERSONNAGES

Dans un roman comme Splendeurs et misères des courtisanes, le nombre des acteurs n'est pas sans incidence sur le statut du personnage romanesque. Car, au-delà des quatre principaux héros, Vautrin, Lucien, Esther, Nucingen, il faut compter avec le cercle de leurs proches, comme Asie, ou de leurs antagonistes, comme Corentin ou Peyrade. Nous en donnerons une liste réduite, pseudonymes compris (ils sont de règle dans ce roman). Tous reviennent dans bon nombre d'autres récits, simples silhouette ou héros déterminants.

– ASIE : voir Collin, Jacqueline.

– William BARKER : voir Collin, Jacques.

– BIBI-LUPIN : chef de la police de Sûreté depuis 1820 ; a participé à l'arrestation de Vautrin dans Le Père Goriot.

– CAMUSOT DE MARVILLE (M. Camusot, dit) : magistrat ; fils de « papa Camusot », le protecteur de Coralie dans Illusions perdues ; successivement juge à Alençon, à Mantes et à Paris, puis président de Chambre à la Cour royale. Pour ses débuts voir Le Cabinet des Antiques, où il « a le nez de son nom ». C'est Amélie, son épouse qui a fait sa carrière.

– Jacques COLLIN : ancien forçat ; a pris les noms de Vautrin, Trompe-la-Mort, M. de Saint-Estève, Carlos Herrera, William Barker ; est le maître d'oeuvre de la destinée parisienne de Lucien de Rubempré ; voir Le Père Goriot, Illusions perdues.

– Jacqueline COLLIN : tante du précédent ; sa complice, connue sous les désignatifs d'Asie, de Mme de Saint-Estève ou de Mme Nourrisson.

– CONTENSON (baron Bryon des Tours-Minières, dit) : ancien espion, membre de la police politique. Pour son passé voir L'Envers de l'histoire contemporaine. Mais il y a évidemment des zones d'ombre dans sa carrière.

– CORENTIN : policier, principal adversaire de Vautrin, l'un et l'autre étant « d'atroces canailles » ; use parfois de fausses identités, se faisant appler M. de Saint-Estève ou M. de Saint-Denis. Pour ses origines et ses premières activités voir Les Chouans.

– EUROPE : voir Servien, Prudence.

– Esther Van GOBSECK (Fanny Vermeil, lors de la toute première mention, en 1835, du projet qui deviendra La Torpille) : ancienne prostituée, dite « la Torpille », maîtresse de Lucien de Rubempré ; chargée par Vautrin de séduire Nucingen ; ne reparaît pas directement dans La Comédie humaine mais est fréquemment mentionnée, dans La Maison Nucingen, Les Secrets de la princesse de Cadignan, Les Comédiens sans le savoir, La Cousine Bette, Le Cousin Pons. Voir aussi Gobseck. Elle est la petite nièce du génial usurier.

– Clotilde de GRANDLIEU : fille du duc et de la duchesse de Grandlieu (Béatrix, Le Cabinet des Antiques) ; sa main est l'objet des ambitions de Lucien de Rubempré.

– Comte de GRANVILLE : magistrat respecté ; son mariage est un échec (Une double famille).

– Carlos HERRERA : voir Collin, Jacques.

– Mme NOURRISSON : voir Collin, Jacqueline.

– Baron de NUCINGEN : banquier, l'homme fort de la vie financière à Paris.

– PEYRADE : policier formé par Corentin, expert en déguisement. Sa fille Lydie Peyrade est l'innocente victime de la vengeance de Vautrin.

– Lucien de RUBEMPRÉ : né Chardon ; poète de province qui, par son alliance mystérieuse avec Vautrin, a réussi un moment à s'imposer dans la vie parisienne ; son histoire est le sujet d'Illusions perdues et du présent roman.

– M. de SAINT-DENIS : voir Corentin.

– M. de SAINT-ESTÈVE : voir Corentin.

– Mme de SAINT-ESTÈVE : voir Collin, Jacqueline.

– Comtesse Hugret de SÉRIZY : née Clara-Léontine de Ronquerolles ; maîtresse passionnée de Lucien de Rubempré. On la rencontre d'un bout à l'autre de La Comédie humaine, où elle compte divers amants. (Ferragus, Un début dans la vie, Le Cabinet des Antiques, Ursule Mirouët)

– Prudence SERVIEN : femme de chambre d'Esther, créature de Vautrin.

– TROMPE-LA-MORT : voir Collin, Jacques.

– VAUTRIN : voir Collin, Jacques.

 

IV. LECTURES ET COMMENTAIRES

Avec Illusions perdues, dont il est un peu le pendant parisien et satanique, l'ensemble romanesque intitulé Splendeurs et misères des courtisanes jouit d'un prestige tout particulier au sein de La Comédie humaine, et d'abord du fait de son ambiguïté. Ce prestige ambigu, Balzac l'a voulu, assurément, en donnant ce titre étrange, prestigieux et dérisoire, littéral et parodique, exact et inapproprié, à un texte qui semble en permanence hésiter quant à son identité propre. Par son intrigue même, Splendeurs et misères des courtisanes est un carrefour où se croisent tous les héros, tous les destins et tous les styles balzaciens. Roman des filles, Splendeurs et misères des courtisanes est surtout le roman des voleurs. Lesquels ne parlent pas comme tout le monde. Avant le Victor Hugo des Misérables, Balzac a développé ici toute une poétique de l'argot crapuleux, dont les entrelacs métaphoriques et les ellipses saisissantes font entendre un idiome coloré dont l'inintelligibilité n'est pas un des moindres facteurs de fascination. Si Balzac a parfois cédé à la facilité de traduire littéralement l'énoncé argotique en une parenthèse additive (« Ah ! s'écria La Pouraille, s'il voulait cromper ma sorbonne (sauver ma tête), quelle voicque (vie) je ferais avec mon fade de carle (ma part de fortune) »), bien souvent, il préfère confronter le lecteur à la brutalité linguistique de l'incompréhensible. « Trompe-la-Mort a mangé la grenouille » : la fréquentation des dictionnaires d'argot (le premier date de 1827), la lecture des Mémoires de Vidocq ou autres, permettent de comprendre que Vautrin a dépensé le trésor des forçats qui lui avait été confié. La lecture n'est pourtant jamais durablement entravée par ces îlots d'obscurité lexicale qui visent à produire un effet d'étrangeté déroutante.