Horaires : 10h-18h
Plein tarif / Tarif réduit : -
Exposition passée
Du 29/03 au 01/07/2018
Horaires : 10h-18h
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Comme beaucoup, Alkis Boutlis a approché La Comédie humaine dès son adolescence : Le Père Goriot lui plaît, Sarrasine l’intrigue, mais il en reste là. Ce n’est qu’après avoir découvert la Maison de Balzac en 2015 qu’Alkis Boutlis qui, selon ses propres termes, « connaissait Balzac sans le connaître », décide d’approfondir sa lecture de La Comédie humaine et qu’il prend soudain conscience de la richesse comme de la beauté de ce monument. Il se captive pour La Peau de chagrin et le Chef-d’œuvre inconnu mais, surtout, pour Le Livre mystique. Dans ce recueil de trois romans –Les Proscrits, Louis Lambert et Séraphîta–, Balzac précise sa conception de l’homme, du monde et de Dieu, et propose un système intégrant la matière, l’esprit, les êtres, les paysages. Une métaphysique qui donne aussi la clef de la création artistique puisque, selon Balzac, il n’est pas d’art sans maîtrise de la pensée.
Ces lectures inspirent aussi Alkis Boutlis parce qu’elles coïncident avec sa réflexion artistique. Natif de Thessalonique où il vit aujourd’hui, il s’est tout naturellement intéressé à l’art de l’icône, dont il a étudié avec attention les modalités traditionnelles de réalisation. L’intérêt qu’il porte aux maîtres du passé est d’ailleurs l’une des composantes de son art. Ses œuvres témoignent de l’attention portée aux techniques de peinture, de sa volonté de comprendre le processus créatif d’un Rembrandt ou d’un Titien, de faire le vrai travail d’un peintre tel qu’il le conçoit.
Esprit ardent et méditatif, Alkis Boutlis ne s’en tient pas à la seule matérialité des œuvres. Il affine ses interrogations personnelles par l’étude de la mythologie, de la littérature et de l’histoire de l’art, et cette quête permanente s’exprime sous forme de citations, de reprise littérale de quelques détails tirés d’œuvres célèbres, qu’il intègre à des portraits et des paysages très travaillés. Ces références picturales ne jouent pas le rôle d’allusions érudites destinées au spectateur cultivé car Alkis détourne les éléments qu’il retient des grands peintres, en les intégrant à des créations qui portent sur de tout autres thèmes. Le Rêve de Louis Lambert emprunte à L’homme blessé de Gustave Courbet ; la figure du Songe de Jacob est empruntée aux Fileuses de Vélasquez. Ailleurs, ce sont des allusions à Caspar-David Friedrich, à Arnold Böcklin… Une même peinture ira jusqu’à accueillir plusieurs références. Dans Falthurne, le visage du personnage principal reproduit celui de la Danaé de Rembrandt, tandis que les petites figures sur le parchemin renvoient à L’Enclos des fous de Goya, et que l’homme barbu introduit l’un des personnages de L’Incrédulité de saint Thomas du Caravage.
Devant une peinture d’Alkis Boutlis, le spectateur peut ainsi, dans un premier temps, se croire en terrain familier ; l’association de représentations figuratives et de techniques traditionnelles comme l’huile sur toile, produisent tout d’abord une impression rassurante. On s’attarde alors devant l’œuvre et bientôt, l’enchevêtrement subtil des plans, la désagrégation des repères spatiaux, une impression indéfinissable de déjà-vu –le détail d’un paysage, la pose d’un personnage, un visage–, une apparente familiarité associée à un contexte inconnu, suscitent cette impression « d’inquiétante étrangeté » identifiée par Freud et qui s’applique si bien à l’art. On pénètre alors, enfin, dans le déstabilisant questionnement de l’œuvre.
Le processus créatif d’Alkis Boutlis fait donc fructifier, sous une forme actualisée, la leçon de la peinture d’icône qui privilégie le sens à la représentation du monde, inverse les perspectives, signifie tant la lumière matérielle que celle qui émane des personnages, sans toujours distinguer ce qui relève de l’apparence et du sens caché. Comme les grands peintres anciens ou modernes, Alkis Boutlis souhaite aller au-delà des apparences et représenter la vérité cachée des choses.
« Je me trouvais, comme sur la limite des illusions et de la réalité, pris dans les pièges de l’optique et presque étourdi par la multitude des aspects. »
Ce qu’exprime le narrateur de Jésus-Christ en Flandres s’applique parfaitement aux peintures d’Alkis et explique l’intérêt qu’il porte aux ouvrages mystiques d’Honoré de Balzac.
Le Livre mystique occupe une place très particulière dans La Comédie humaine. Situé en Norvège, le roman Séraphîta met en scène un superbe jeune homme, Séraphitüs, et une merveilleuse jeune fille, Séraphîta, dont le lecteur réalise vite qu’ils sont une même personne. Cette créature androgyne se transforme à la fin du récit en un séraphin qui s’élance dans les cercles célestes pour rejoindre Dieu mais se laisse accompagner au début de ce chemin par deux jeunes mortels, leur permettant d’entrevoir le monde depuis les sphères supérieures.
Louis Lambert comporte des éléments autobiographiques – l’enfance malheureuse de Balzac dans un collège de Vendôme– mais développe surtout une théorie de la pensée et de la volonté : le penseur est capable de faire « le lien entre la nature visible et une nature invisible » ; le voyant est doué de pressentiment et de seconde vue.
Balzac propose ainsi, sous forme de romans, la théorie d’une unité originelle d’où seraient issues la matière et l’esprit ; un système dans lequel l’homme maîtrisant la pensée parviendrait à tisser un lien entre les mondes matériel et spirituel ; où la pensée est d’une essence similaire à un fluide électrique, et les idées des êtres organisés qui se produisent en dehors de l’homme, se transmettent et peuvent même dévorer les siècles.
Selon Balzac, les véritables artistes sont définis par la capacité de percevoir « les invisibles liens par lesquels les mondes matériels se rattachent aux mondes spirituels » (Séraphîta), ils « inventent le vrai par analogie ou voient l’objet à décrire » (Préface de La Comédie humaine). Balzac s’est très tôt interrogé sur les mécanismes de la création artistique, une question pour lui d’autant plus importante qu’au début du XIXe siècle, les romanciers ne sont pas assimilés à des esprits supérieurs, contrairement aux peintres, aux poètes ou aux sculpteurs, mais à des producteurs d’écriture, de vulgaires « plumitifs ». Balzac va vouloir dépasser ces conceptions traditionnelles pour étendre la définition du génie : l’artiste « dispose de la pensée », son âme est un miroir où l’univers tout entier vient se réfléchir, et « tout va de pair dans ce qui procède de l’intelligence », écrit encore Balzac pour qui Newton ou Napoléon –parce qu’il a révolutionné l’art de la guerre–, sont artistes tout autant que Raphaël ou Rossini[2].
L’artiste possèderait donc la capacité de s’échapper du monde matériel pour accéder à celui des idées. Mais l’accès aux sphères spirituelles ne suffit pas, il faut aussi créer. Or Louis Lambert, absorbé par ses visions, privilégie la vie de l’âme au point de tuer celle du corps. Il incarne ainsi dans La Comédie humaine l’anéantissement de l’art par l’excès de don. L’écrivain était lui-même taraudé par la crainte de perte d’inspiration et il a exploré les causes de l’échec artistique dans près d’un tiers de ses œuvres.
La quête d’une réalité profonde par-delà les apparences, l’expression d’une seconde vue, la réflexion sur la création artistique : ces thèmes traités par Balzac ont touché Alkis Boutlis au cœur, ce qui nous vaut cette série d’œuvres étranges, hors du temps, et d’une grande intériorité.
De son côté, Alkis Boutlis permet de considérer Balzac sous un angle inhabituel. Par ses choix de lectures, d’abord, qui sont celles dont les sujets battent en brèche plusieurs idées reçues sur cet écrivain. L’intervention du Christ dans les environs d’Ostende au début de la Renaissance ; l’assomption d’un ange dans un village norvégien ; la capacité de Louis Lambert à extraire son esprit de son corps : Balzac n’a rien d’un écrivain réaliste.
« J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être un visionnaire, et visionnaire passionné. »
Enfin, les peintures d’Alkis Boutlis conduisent le spectateur contemporain vers une relecture de Louis Lambert et de Séraphîta non seulement pour leur valeur mystique, ce qui ne n’a rien de banal dans un XXIe siècle dominé par le matérialisme, mais aussi pour leur réflexion profonde sur les racines même du processus de création. « Tous les chemins sont bons qui accèdent à une pareille conquête », écrivait Colette à propos de Balzac : Alkis Boutlis nous offre une nouvelle voie aussi somptueuse qu’originale. Qu’il en soit remercié.
Avec le concours exceptionnelle de la galerie Suzanne Tarasiève.