par Nicole Mozet
Balzac entrepreneur | Lettre de Balzac à Zulma Carraud, 1838 | Lettre de Balzac à George Sand, 1838 |
L'Edition
Furne Notices
des romans Portraits
de Balzac Dossiers |
Le 4 avril 1825, Laurence, la plus jeune des soeurs de l'écrivain encore inconnu, écrit à son frère, qui vient de se lancer dans un projet d'édition des oeuvres de Molière et de La Fontaine : « Tes 3 ou quatre entreprises commerciales, mon cher Honoré, me trotte dans la cervelle ; un auteur a bien assez de sa muse. Versé dans la littérature comme tu l'es, comment cette seule occupation qui a pris l'existence entière des hommes célèbres qui ont écrit, peut-elle te laisser à toi, le temps de suivre une nouvelle carrière et te jeter dans le commerce que tu ne connais pas du tout et qui demande au contraire que l'on y soit versé dès la première jeunesse. […] Sur ce je vous quitte, monsieur l'entrepreneur. Veillez bien à vos entreprises si vous ne voulez pas vous-même être entrepris […] » (Corr., I, 254-255.) Dans ou hors littérature, tout fut entreprise pour Balzac, dont les capacités de travail étaient énormes et le besoin d'agir inépuisable. De l'imprimerie aux spéculations immobilières, de la librairie au théâtre, de l'Académie au mariage, il essaya tout, et en même temps, avec une énergie toujours recommencée malgré les échecs. Une de ces aventures le mena en Sardaigne, attiré par la perspective d'une spéculation fructueuse sur les mines d'argent. Avant d'embarquer à Marseille, il écrit à son amie Zulma Carraud et à George Sand, le 20 mars 1839, les deux lettres qui suivent : document n°1. Lettre de Balzac à Zulma Carraud : Marseille, 20 mars [1838]. Cara,
la date vous dira bien des choses. Dans quelques jours, j'aurai, pour mon
malheur, une illusion de moins, car c'est toujours au moment où
l'on touche au dénouement qu'on commence à ne plus croire. Je
pars demain pour Toulon, et, vendredi, je serai à Ajaccio. D'Ajaccio je
verrai à passer en Sardaigne. Je n'ai pas eu le temps de répondre
à Paris à votre bonne lettre, mais j'ai pensé que j'aurais
ici du temps à moi. Quand je serai de retour à Paris, je vous
écrirai un mot de réponse, en vous donnant d'autres idées
sur ce que v[ous] dit votre frère.
document n°2.< Lettre de Balzac à George Sand : Marseille, 20 mars [1838] Cara
diva regina dei Pifoëllini 1,
je passe le Rubicon, et vais voir s'il y a un Eldorado
pour les gens d'énergie. Je n'ai pu vous répondre de Paris
à v[otre] bonne lettre, mais j'ai pensé que j'aurais du temps
à moi, ici, è vero .
Le mot « entreprise » fait partie du vocabulaire de Balzac, généralement pour désigner les risques de l'action : « Vivre de sa plume est une entreprise monstrueuse de folie. » (LHB, I, 702), écrit-il à Mme Hanska le 1er juillet 1843. Dix ans plus tôt, au mois d'août 1833, il lui parlait d'un de ses projets de librairie comme d'« une vaste et extraordinaire entreprise » (ibid., 52). Les Lettres à madame Hanska adoptent volontiers le ton héroïque. Il y a quelque chose de militaire dans l'entreprise selon Balzac, surtout lorsqu'il s'agit de littérature : « Manier le public en France n'est pas une petite affaire, le bien disposer pour un ouvrage de douze volumes est une entreprise. C'est une campagne. » (ibid., 76) On a même l'impression que l'échec rend rétrospectivement l'entreprise encore plus belle, audacieuse et méritoire : « L'entreprise de La Chronique de Paris a été faite pour jouer un coup hardi afin de payer cette dette. Au lieu de gagner, j'ai perdu, c'est un revers horrible. » (ibid., 397) Ses dernières « entreprises », comme la maison de la rue Fortunée ou même son mariage, ne seront pas les plus heureuses. Il en va tout autrement de l'oeuvre littéraire, qui métamorphose les échecs de l'homme en réussites du romancier et offre même le récit d'entreprises couronnées d'un plein succès. On trouve ainsi dans La Comédie humaine un entrepreneur à la fois génial et assez réaliste pour réussir, c'est l'ingénieur Gérard, dans Le Curé de village. La mise en valeur du village de Montégnac, grâce à son savoir technique et à l'argent de Véronique, est une grande épopée économique heureuse. |