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Les mystères de province ?

Par Claude Duchet

Extraits d'Eugénie Grandet Un début typiquement balzacien La province et ses paradoxes Conclusion

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Extraits d'Eugénie Grandet :

Il se trouve dans certaines provinces des maisons dont la vue inspire une mélancolie égale à celle que provoquent les cloîtres les plus sombres, les landes les plus ternes ou les ruines les plus tristes. Peut-être y a-t-il à la fois dans ces maisons et le silence du cloître et l'aridité des landes et les ossements des ruines. La vie et le mouvement y sont si tranquilles qu'un étranger les croirait inhabitées, s'il ne rencontrait tout à coup le regard pâle et froid d'une personne immobile dont la figure à demi monastique dépasse l'appui de la croisée, au bruit d'un pas inconnu. Ces principes de mélancolie existent dans la physionomie d'un logis situé à Saumur, au bout de la rue montueuse qui mène au château, par le haut de la ville. Cette rue, maintenant peu fréquentée, chaude en été, froide en hiver, obscure en quelques endroits, est remarquable par la sonorité de son petit pavé caillouteux, toujours propre et sec, par l'étroitesse de sa voie tortueuse, par la paix de ses maisons qui appartiennent à la vieille ville, et que dominent les remparts. Des habitations trois fois séculaires y sont encore solides quoique construites en bois, et leurs divers aspects contribuent à l'originalité qui recommande cette partie de Saumur à l'attention des antiquaires et des artistes. Il est difficile de passer devant ces maisons, sans admirer les énormes madriers dont les bouts sont taillés en figures bizarres et qui couronnent d'un bas-relief noir le rez-de-chaussée de la plupart d'entre elles. Ici, des pièces de bois transversales sont couvertes en ardoises et dessinent des lignes bleues sur les frêles murailles d'un logis terminé par un toit en colombage que les ans ont fait plier, dont les bardeaux pourris ont été tordus par l'action alternative de la pluie et du soleil. Là se présentent des appuis de fenêtre usés, noircis, dont les délicates sculptures se voient à peine, et qui semblent trop légers pour le pot d'argile brune d'où s'élancent les oeillets ou les rosiers d'une pauvre ouvrière. Plus loin, c'est des portes garnies de clous énormes où le génie de nos ancêtres a tracé des hiéroglyphes domestiques dont le sens ne se retrouvera jamais. Tantôt un protestant y a signé sa foi, tantôt un ligueur y a maudit Henri IV. Quelque bourgeois y a gravé les insignes de sa noblesse de cloches, la gloire de son échevinage oublié. L'Histoire de France est là tout entière.

[…]

La maison pleine de mélancolie où se sont accomplis les événements de cette histoire était précisément un de ces logis, restes vénérables d'un siècle où les choses et les hommes avaient ce caractère de simplicité que les moeurs françaises perdent de jour en jour. Après avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque dont les moindres accidents réveillent des souvenirs et dont l'effet général tend à plonger dans une sorte de rêverie machinale, vous apercevez un renfoncement assez sombre, au centre duquel est cachée la porte de la maison à monsieur Grandet. Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression provinciale sans donner la biographie de monsieur Grandet. 

Cette ouverture d'Eugénie Grandet, avec sa lenteur calculée et sa préparation minutée de l'action à venir, est exemplaire d'un modèle de début de roman inauguré par Balzac. Même s'il existe d'autres types d'entrée en matière dans La Comédie humaine, celui-ci, d'une nouveauté quelque peu provocatrice en son temps, s'est imposé au point d'être reconnu aujourd'hui comme l'une des signatures de son auteur, un élément stylistique propre. Dès la première édition d'Eugénie Grandet, dans L'Europe Littéraire du 19 septembre 1833 (voir l'histoire du texte dans la notice du roman), le début (jusqu'à l'arrivée du cousin parisien à Saumur), parut séparément sous un titre, « Physionomies bourgeoises », disparu en 1839. Il faisait suite à un  « préambule » sans titre supprimé dans Furne, (que les plus curieux iront lire dans l'édition Pléiade, tome II, p. 1025-1026). Balzac y prévenait les lecteurs « des longueurs exigées par le cercle des minuties dans lequel il était obligé de se mouvoir » et s'en justifiait, en décrétant toutes ces « observations » « nécessaires ».

Preuve s'il en était besoin, qu'il avait conscience à cette date, en 1833, à la fois d'innover et de prendre des risques, en ne satisfaisant pas d'emblée l'appétit de romanesque, d'histoire et de péripéties de ses lecteurs.

 

I. Un début typiquement balzacien

Ces pages produisent une minutieuse description du cadre de l'histoire attendue, s'attardent aux détails et diffèrent l'entrée en scène de l'héroïne et des autres personnages. Y sont fournis tous les repères spatiaux nécessaires à l'orientation du lecteur,  mais surtout des indications « d'atmosphère », la « physionomie » d'une petite ville, des silhouettes (la « fille propre, aux bras rouges », qui tricote, « le marchand qui tourne ses pouces en causant avec son voisin »,  un état des moeurs (un entrecroisement de paroles, de regards, de rapports codés, « observations, commentaires, espionnages continuels »). Les personnages de Balzac sont avant tout des êtres sociaux, consubstantiels à leur milieu. Montrer leur milieu c'est les faire comprendre.

L'ensemble est méthodiquement construit, en séquences descriptives articulées : un paysage, une rue (« chaude en été, froide en hiver »), une « vieille » ville (et son histoire), des maisons, leurs occupants, enfin la porte de la maison Grandet avant la « biographie » de celui-ci. Elles constituent des approches progressives, ponctuées d'instantanés successifs selon une technique qui anticipe sur celle du travelling au cinéma. Détour « nécessaire » : la plongée dans la durée historique, amenée par « des habitations trois fois séculaires », « l'Histoire de France est là tout entière », avec le Moyen Age, les protestants, les ligueurs et les révolutions. Le récit balzacien s'installe toujours dans une certaine épaisseur du temps. L'espace, lui, ne se livre que peu à peu et se donne à déchiffrer : après « avoir suivi les détours de ce chemin pittoresque » (l'ancienne Grand Rue de Saumur qui relie le bas et le haut de la vieille ville), gros plan sur la porte de « la maison à Monsieur Grandet » au centre d' « un renfoncement assez sombre ».

Notons que, en déclarant reproduire une « expression provinciale » pour désigner le lieu de l'intrigue, de préférence à d'autres, plus immédiates ou plus correctes (la maison Grandet, la maison de M. Grandet ou la maison des Grandet), Balzac se manifeste comme ethnologue d'un parler provincial, témoin fidèle de la langue du cru pour un public qui l'ignore. Non seulement Balzac ne dissimule pas la présence de son narrateur omniscient, mais il attire l'attention sur lui en légitimant ses interventions au nom de l'intérêt romanesque et de la nécessité d'établir ou de rétablir une logique du sens (« Il est impossible de comprendre la valeur de cette expression sans donner la biographie de M. Grandet »). Chaque événement doit avoir sa cause, et chaque cause, son principe. Faut-il souligner que pour Balzac, effets, causes et principes relèvent tous de la fiction, et donc d'une stratégie narrative qu'on voit à l'oeuvre, car elle se laisse voir et même s'exhibe ? Cela fait partie des règles de l'art balzacien. Celui-ci tend à fictionnaliser le réel, par exemple à construire une province fictive, en lui conservant la « physionomie » de la province réelle, ou plutôt d'un imaginaire de la province, historiquement défini.

 

II. La Province et ses paradoxes

En fait, l'introduction qui nous occupe semble tout autant (pour le lecteur parisien) une introduction à la Province qu'une introduction à Eugénie Grandet, même si cette visite guidée (« Entrez ?) prépare, par lecteur interposé, celle de Charles, inopinément survenu à Saumur, dont il sera dit qu'il « tombait en province pour la première fois ». Le romancier apporte et exporte tout à la fois les caractéristiques majeures de la matière provinciale. Littérairement, la chose ne va pourtant pas de soi malgré la compétence tourangelle que l'auteur se prête souvent et que la postérité a enregistrée (Balzac, né à Tours, écrivain tourangeau). Le préambule de 1833 exposait les difficultés du sujet : comment « initier à un intérêt presque muet » et comment « sonder une nature creuse en apparence » ? Il y faut « une multitude de préparations, des soins inouïs ». Ce que Balzac ne dit pas explicitement, mais que sa stratégie implique, c'est qu'il veut imposer un renversement de la lecture romanesque vers ce qui est en apparence le moins romanesque, le plus dénué de mouvement, le plus insignifiant même. Le « roman » d'Eugénie est tout entier dans l' « étroitesse » d'une rue « monstrueuse » et « tortueuse », dans la « physionomie » de la maison, et dans sa situation élevée, juste à la frontière de la vieille noblesse (sur la ligne du partage social), à la fois dans Saumur et au dehors, intégrée et marginale.

La Province est terre de paradoxes pour le romancier. Le premier est qu'elle est riche en dedans, quel que soit son aspect extérieur, riche aussi de passions, de rêves, de désirs, d'habitudes et de savoirs divers. Même son silence est plein : de secrets, de paroles. Riche aussi de son patrimoine. « Lieu de mémoire », elle résiste à l'usure du temps, par un principe d'inertie qui est sa sauvegarde : les « toits en colombage » plient mais tiennent, le sens des signes est perdu, mais les traces en demeurent. L'histoire y est partout inscrite ; c'est là que le romancier rencontre sa vérité et peut légitimement se dire historien.

Et pourtant, à l'inverse du roman parisien chargé d'événements, rien ne peut véritablement arriver dans un roman provincial, on n'y peut que passer au long d'une vie, au long des pages. Le préambule de 1833 le disait dans une formule qui donne à songer : « si tout arrive à Paris, tout passe en province ». Il s'agit pourtant de mettre en « scènes » la province, d'y construire des récits, de faire accéder le lecteur à un rythme particulier. Du temps enfermé dans de l'espace, de l'espace étiré dans le temps, telle est la Province dont la Grand-Rue en est le symbole.

On voit alors le rôle de cette introduction qui dès le début, mise sur le temps pour agrandir et dramatiser l'espace. Saumur est toute l'histoire de France, la grande Histoire, celle des règnes, des guerres et des révolutions mais aussi de l'autre, celle des moeurs du privé, du quotidien. Balzac, rappelons-le, se déclare à la fois « antiquaire » et « artiste », le début est donc aussi le rappel d'une ambition et d'un programme. La Province est un territoire expérimental, privilégié pour les « études de moeurs », qui fournit à le demande de l' « antiquaire » comme à l' « artiste », à l'un sa récolte de vieilles pierres, de graviers, de graffitis, de bois travaillé, de colombages, à l'autre sa provision de « pittoresque » (le mot, relativement nouveau à l'époque, revient plusieurs fois).

Autre paradoxe : celui du mystère ou de son absence, la province est à la fois le lieu de mystère et celui de son dévoilement obligé. Alors que le préambule de 1833 avait annoncé « des mystères habituellement dissimulés », on lit au contraire que « ces maisons impénétrables, noires et silencieuses n'ont point de mystères ». C'est, que, loi contraire mais tout aussi valide, en province, « la vie est presque toujours en plein air ». La petite ville est pleine d'yeux guetteurs, résonne de rumeurs et de  « railleries urbaines ». La « disette », comme la nomme Balzac dans Un ménage de garçon, y règne, c'est à dire les on-dit, les « vous savez la nouvelle ? », ou les « vous avez vu ? » qui peuple l'espace provincial.

D'autre part, le texte part d'un énigmatique conventionnel, circonscrit à des lieux ou des motifs obligés, pour aller à la découverte du secret « moderne », d'une énigmatisation générale du social. Les premières lignes offrent tous les éléments d'un roman gothique à l'anglaise, ce genre à la mode dans les années 1820 auquel s'apparentent plusieurs des romans sous pseudonyme du jeune Balzac : ses « cloîtres les plus sombres, [ses] landes les plus ternes ou [ses] ruines les plus tristes », ses figures monastiques, le « bruit d'un pas inconnu ». Rein de nouveau dans ce décor déjà un peu obsolète. Mais le travail du romancier « moderne », que veut être Balzac, ne consiste plus seulement à lancer le roman à la découverte d'une énigme initiale à résoudre, mais à donner à voir et à vivre les secrets multiples des êtres et des choses. A la limite, les « mystères de Province », c'est le lecteur rendu plus attentif à la nature énigmatique du réel qu'aux péripéties de la mise à jour d'un secret enfoui, qui les élaborent avec le narrateur et leur donne ainsi apparence. Tout est signe et « hiéroglyphes » « domestiques ».

La « maison à Grandet » sera exemplaire de ce régime nouveau du mystère. Elle participe d'un stéréotype provincial (car dans toute vieille ville, il y a un château, des remparts et au moins une demeure mystérieuse) et d'un rapport au secret que le roman met en oeuvre avec la complicité de la province (ailleurs, ce sera le quartier de Paris). Mais puisque tout est public, puisque tout se sait il importe d'autant plus de cacher, de dissimuler, de créer des secrets.

 

Conclusion

A y regarder de près, il n'est guère d'éléments de la description initiale qui n'ait une fonction, directe ou indirecte, immédiate ou retardée, dans le cours du roman, d'un roman qui a la « mélancolie » pour principe et qui pour l'essentiel ne quitte pas l'espace étroit, maison Grandet comprise, mis en place dans l'introduction. S'agissant d'Eugénie elle même, allégorie de la maison ou allégorisée par elle (« la maison de Saumur, maison sans soleil, sans chaleur, sans cesse ombragée, mélancolique, est l'image de sa vie », ce début prend tout son sens par la fin (l'abandon de Charles, les « plaies secrètes », qu'il anticipe, alors que depuis longtemps s'est perdu, sur le pavé de Saumur, le « bruit d'un pas inconnu », celui qui aurait pu changer le cours des choses s'il pouvait l'être.